Les géraniums

Ce matin j’ai regardé les géraniums sur mon balcon, les tiges desséchées par le manque de soin. J’ai regardé les yeux mornes du ciel sur le béton, j’ai calculé la distance de chute d’un corps sur le béton, la probabilité qu’il reste empêtré dans sa chute dans les fils éléctriques du tramway.

J’ai imaginé le courant bruissant du fleuve passant sur les déchets, brassant les neiges et les boues et les cailloux, et j’ai laissé le rayon de soleil secouer le fond de mon oeil.

J’ai regardé tout ce qui n’avait pas été arrosé depuis longtemps, mais le chemin pour tendre le bras vers l’arrosoir est long.

J’ai regardé tout ceci appelé à disparaitre balayé par le temps, tout ceci qui n’est pas si important, et j’ai fermé les yeux.

Ces jeux lugubres encerclent toute volonté de pousser, des tentacules paralysants. Le venin instille sa dose létale à distance, les dominos sont prêts à tomber, un mot un mot peut renverser le fragile équilibre. Mais qui peut parler de la sorte? Pas le géranium. Ecouter ici la chanson de Yoanna Funambule serait approprié. De fil en aiguille le funambule se tortille.

Les couleuvres sevrées se tordent nues sous le soleil. Un ventru personnage mesure la ceinture de chair englobée dans son regard, et ignore l’histoire de la petite fille aux yeux mornes, les cernes. Le jeune loup aux dents longues raye le plancher et Blanquette sa fourrure toute blanche souillée sait, après avoir senti les effluves des prairies aux herbes odorantes que l’hiver vient. Il n’y a rien à perdre, rien. Un couteau, une gorge, 5 minutes. Un bois, des feuilles, le calcul de la trajectoire du sang. Le bois de la Bagasse, le bois d’Avault. Ne pas mettre de noms surtout, mélanger les traces, préparer la mouture et badigeonner généreusement.

Au bout, la mort qui se suspend. De près de loin, ça c’est important.

La main fermée sur la rambarde de fer, j’ai imaginé ce qui se passerait.

Ne pas reculer. Tout se joue en un instant, un seul, une espèce de frémissement dans le coeur. Voilà comment cela se joue, une impulsion si simple, si rapide, et pourtant. Le chemin est long.

L’arrosoir est là. Le géranium attend, le chien regarde de ses beaux yeux sombres.

Le café poussera tout ça dans l’estomac, la rue bruisse, la pluie plisse, la pente glisse.

Il reste que j’ai une plume, une plume bien trempée, une palette bien touffue, et le béton c’est moins bô que la douce senteur des géraniums qui montent.

Les dragons sont réveillés leurs yeux luisent. La voie tracée par le diamant sur le verre, qui tranche, qui contemple le jeu cruel pour danser sur le toit de l’enfer  en regardant les géraniums…

Les rêves sont plus sinueux que le béton, au final.

Les vies de Thérèse : une trahison?

 

Thèrèse Clerc, figure proue du féminisme et fondatrice de la maison de retraite autogérée les Babayagas à Montreuil est morte le 16 février 2016 dernier. Le réalisateur Sébastien Lifshitz vient de recevoir les consécrations du Festival de Cannes pour un film qui retrace les derniers jours de la vie de Thèrèse Clerc. Ce film, bien qu’émouvant laisse un arrière goût difficile de trahison par excès de pudeur.

Je savais que cela serait être dur de voir Thèrèse mourir à petit feu sur un écran, elle qui avait si gaillardement fait sauter des crêpes dans ma cuisine, elle que j’ai rencontrée dans le cadre de la manifestation annuelle des SEL (système d’échanges locaux ou SEL) en 2012 et revue dans le cadre des rencontres de l’Institut Renaudot sur l’habitat participatif à Meyrin, en Suisse. Elle qui était venue chez moi, pour que je l’interviewe, me parler de sa vie d’une voix chaude et rocailleuse.

Thèrese Clerc

Le plus dur passé, les premiers pleurs essuyés, je tire un premier  premier constat. Thérèse, en demandant à ce jeune réalisateur qui l’avait déjà suivie dans le cadre du tournage des Invisibles brise deux tabous: celui de cacher la déchéance qui guette chaque corps âgé comme s’il s’agissait d’un processus de pestiféré-e alors qu’il n’y a rien de plus naturel que de mourir et vieillir, et celui de reléguer ce même processus dans le domaine du privé. En montrant ses derniers instants, c’est le slogan féministe de « le privé est politique » qui me revient en mémoire. Thérèse lève le voile sur son espace privé en mettant en scène sa mort.

La mise en scène est laissé au jeune réalisateur qui, de son propre aveu a beaucoup hésité avant d’accepter la demande, qui évidemment venait de Thérèse!

Que voit-on? Des images et des paroles de Thérèse aux prises avec la difficulté du quotidien, intercalées avec des retrospectives de ce qu’auraient été ses vies passées.

C’est là que l’horreur survient. Certes le film est « émouvant », Thérèse y est magnifique, certes on est confronté au tabou du grand âge, mais le film est une suite de petites trahisons mièvres et bonbons à la rose, une pudibonderie mal placée.

D’abord parce qu’il recadre Thèrèse dans un milieu patriarcal, la famille, auquel elle a si longtemps essayé d’échapper, sans même évoquer le fait qu’elle voulait terminer ses jours aux Babayagas, maison auto-gérée qu’elle a monté de sa persévérance dans une perspective libertaire et féministe mais n’a pas pu rejoindre. Rien, nada.

Evidemment je pose la question au réalisateur après avoir visionné le film, dans la salle du Grutli à Genève. Il me répond « Ne ravivons pas la polémique ». Cela, c’est totalement anti Thérèsien, elle qui n’avait pas peur de monter au créneau (sur ce plan là, elle m’a tout appris: le sens de la formule, la ténacité, apprendre à ne pas avoir peur de l’adversité). Elle a par exemple montré son corps nu de femme âgée dans une perspective sensuelle et érotique dans un reportage « Insoumise à nu » et une série de photos. On mesure la différence de l’angle pris quand c’est une femme reporter qui tourne: elle laisse plus de liberté à Thérèse pour s’exprimer, elle ne cherche pas à aller farfouiller sous les formules militantes. Sébastien Lifschitz lui dit: je voulais montrer la femme ordinaire, dans son quotidien, je me méfie toujours de la politique et de « l’encartage ». Pourquoi enlever l’extraordinaire de la vie de Thèrèse? Pourquoi vouloir focaliser sur ses années de mariage et sa maternité?

Bref, il la recolle à la maison, mourante, et lui enlève ses ailes. Les ailes du désir, si joliment décrites dans les Invisibles se fanent. Ce qu’elle aurait peut-être voulu, une vision radicale de la mort, une éradication du privé et du tabou de la mort, n’est qu’effleuré. Elle aurait voulu être filmée jusqu’au bout et ne l’a pas été: aurait-elle aussi voulu avec insistance autre chose, que nous ne saurons jamais? Clément Graminées parle de rendez-vous manqué  et d’excès de pudeur de la part du réalisateur. Un excès de pudeur  qui selon moi sape la vision radicale de cet icône du féminisme et lui coupe l’herbe sous le pied.

A la fin du film comme au début, nous avons deux hommes sur la scène, un qui a reçu le prestigieux Queer Palm et l’autre qui dirige le festival. Ils prennent la parole et la lâchent difficilement, même quand ils la déclarent d’emblée dédiée aux questions de la salle.

 

Deux hommes donc, parlent sur « Thèrèse », l’un qui dit l’avoir connue pendant mai 68 (elle qui a toujours dit qu’elle avait loupé le train de mai 68) et l’autre qui décrit sa dignité, son courage face à la souffrance, des thèmes quasi religieux et oppressifs quand il s’agit de reléguer les femmes dans le mystère de la création divine.  Je suis bouleversée, et comme personne ne lève la main je reprend le micro, et c’est là qu’on me coupe la parole, m’intimant de revenir discuter à la fin avec les deux hommes dans le cadre d’une discussion privée. A la fin, un jeune homme vient me voir, et s’excuse: « Ils vous ont coupé la parole, et pourtant ce que vous disiez était intéressant. »

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Heureusement pour le film, heureusement pour Thérèse, ses enfants et petits enfants , filles comme garçons, lui rendent justice, et remettent sur le tapis la transition de sa vie de maman bourgeoise catholique vers sa vie de militante féministe, devenue lesbienne par « choix politique », échappant à la famille de ses parents par le mariage, à la famille de son mari  par la fréquentation des pères humanistes de l’église, et goûtant par leur entremise au frais parfum de la rébellion qui restera le sien, jusqu’au bout.

 

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Poupée gonflable à Fribourg

Découvert hier Heino Keiji au Friart. Performance screamscape. En lieu et place de la marche des salopes, trainé mes basques paumées en direction de la poésie, ce chaudron magique aux relents parfois déplaisants d’où s’extirpent en s’étirant des remugles faisandés. On s’enferme parfois dans les mots, les régurgiter et en examiner le marc de café en fond de tasse, légère amertume sur le bitume élastique, le solaire éclate dans le ciel et rend les choses pesantes. Aperçu au tournant la cathédrale dressée dans le ciel comme un phallus d’épinal, un présage d’une descente dans le bas fond.

cathédrale de Fribourg La piscine vif-bleue enchâssée entre la Sarrine et le vert tondu rasé de près du terrain de foot, qui alterne les bandes de gazons maudits entre des lignes blanches et pures. La piscine mixte où mijotent les sardines poêlées au soleil barbecu-cantesque et le mâle terrain miroir du sexe tout puissant dominant la ville de son erection sacrée au désir sans cesse inassouvi, focus incantatoire qui m’écrase un peu plus sur le pavé collant. Le trottoir s’efface sous mes pas, dans les virages mes pieds vulnérables font pâle figure face aux vrombissement des grosses berlines ventrues, aux vitres noires, aux roues étincelantes.

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Opression. Un souffle qui peine à la sortie de la poitrine. Heino clamant sons androgynes dans un cri primal d’accouchement, s’effondre dans l’OM degenté, les maîtres zen sont si peu zen et rouges d’excitation, le bol tibétain posé sur un coussin. Trungpa et sa folle sagesse sont loin de ces sbires du spirituel bien rangé sur des coussins immaculés. Fatras positif.

Le public est si sage, le public est si bobo artiste déguisé. Tout sur le cri, et pas un cri. L’artiste trône devant nous les cons, nous les cons campent devant l’artiste et j’ai envie de hurler. Le dire du con? Con se le crie. Si MOI je criais là, ce serait du performatif terroriste? Quelle est cette force qui retient mon cri comme un chaton tout doux dans la gorge? Pour crier, dans cette expo, on vous flanque un seau sur la tête, et dans ce seau on entend les cris des autres qui font silence du votre.

Quand même. On écrit. Pris la place d’un poète performeur qui écrivait sur des feuilles blanches, écrit sur ses feuilles. J’ai pris ma place. Ma place si elle n’est pas dans la blanche  marche des salopes où est elle? Où est l’intersectionnailté fondue dans la commune des corps? Le lieu commun du CRI. Steve Jobs a fait une thérapie du cri primal et a pratiqué le ZAZen. Drôle de Zazou déambulant pieds nu frugivore devenu orange et décrochant son premier job chez Attari grâce à son hippie style chicos de la silicone valley. Valley of the dolls. Est-ce l’affairisme artiste des années seillepotentes, les hippies remugles remontés de la potion magique des druides de l’extasie des années onctueusesoctantes?

C’est déjà vu, déjà pris, déjà fait. Has been. Quand même, créer cette frustration est quelquechose.

Jobs est mort d’un cancer. Bouffé par la gangrène du pouvoir. Il a croqué Wozniak qui voulait donner la pomme au monde. Je la vois tous les jours briller en vif argent avec la marque des crocs.

Quand même on écrit. Je m’écrie sur des mots qui ne sont pas les miens. Je hurle un poème du Boomerang dans un haut parleur de tissu. Un poème qui vocifère et glane de ci de là des viscères nues se tordant sous le feu du soleil. Je ne crois pas si bien dire ce qui d’autre me tombe dessus avec le soleil et l’ordre la norme patriarcale.

Heino accouche. L’OM veut accoucher depuis longtemps. Il veut annihiler la différence se fondre dans la masse, devenir Autre, penser à la place de l’autre, mais si je mets à la place des autres où se mettront illEs? Preciado a-t-il toujours sa moustache? That is the question. Les poils sous mes aisselles sont venus par lisser agir, la moustache de Preciado par la puissance créatrice de la distorsion de la réalité et l’ingestion de mâles hormones. Comme Jobs, il pense que vouloir une chose avec force est dans le domaine du champ de distorsion de la réalité.

Quand même. Il y a des choses à prendre. Gossip as direct action. Vélos imaginaires déroulés à l’infini. Remugles des égouts lancés à la volée comme des boomerangs.

Mes pieds ont suivi le bord de la route, à gauche la Sarine, à droite les caisses rutilantes. Quatre gars baraques sortent d’une merce noire avec une poupée gonflable, gonflés à blocs. Ils sont grands, ils parlent fort, ils sont musclés, ils sont parfumés d’un truc sentant le gazon lagerfeld cuir clouté. J’avais un ami albanais qui est parti pour ne pas m’écraser. C’est moi qui suis partie? Un des gars approche son sexe du pubis en plastique en riant, et lèche le téton chaud rose proéminent du sein plastic. Me lance un regard, de biais. Lourd. Direct. Plexus foudroyé.  Cette passion pour les seins de la silicone chirurgie, durs en plastique n’a pas de bornes. Mes pieds suivent la courbure de la route épousant la ligne de la Sarrine, pas d’échappatoire entre la falaise, la route et la rivière chantante. Un canard, passe rasant le fil de l’eau. Prend garde au canard, mon canard. J’écarte mes jambes à la hauteur de la poupée, je campe dans mes talons, je descend mon souffle dans le ventre et je plante mon regard aiguisé dans les yeux du gars qui tient la poupée-qui-dit-rien.  il ricane, la serre contre son bas ventre en me regardant, hilare. Ils sont des anges dressés de désir, ils sont des anges noirs sous le soleil, des anges de cuir souple arraché aux carcasses sanguinolentes, ils sont les piques du destin qui retourne la barbaque sur les charbons pour la rendre propre à la consommation. La chair crue attire les crocs. Ils sont le plastique désinfecté des excisions. Ils sont l’inquisition qui tue le désir utérin, ils tiennent la poupée par la main.

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Mais quand même. J’ai une force immense dans mes pieds, mes palourdes de mammouthe, je m’arrête et je pense si tu me casses la gueule tu finiras tes jours sur twitter. Sous la cathédrale dardant ses piques dentelées qui déchirent le ciel, écrasée sous le soleil, je regarde les gars qui vont emmener la poupée plastoc pour la sauter dans l’espace mixte de la piscine azur où les jeunes sardines se terrent en banc volatiles enfermées dans les filets des bacs restreints de la norme. Un jeune sort de la merce, le regard gêné. On sait que je pourrais être sa mère. On le sait tous les deux, stabat mater, il faudrait que je souffre et je pleure et le respect sacré giclerait sur les larmes de sel pour me purifier et me certifier que je serais en sécurité.

Mais quand même. Je suis un chêne centenaire accueillant les ronds des elfes, je suis l’eau de la Sarrine qui coule irrépressible à deux pas, faisant sauter les sardines sur les cailloux glacés comme un jeu de ping pong. Mon cri jailli du silence  s’enferme aussitôt dans les mots. Le cri de l’expo suinte, un goutte à goutte tranquille, à peine une respiration.

Quand même, cette frustration d’être spectatrice aura eu du bon.  J’en peux plus, qu’ils assument, qu’ils me cassent la gueule, ou qu’ils rangent cette poupée-qui-dit-rien. Le jeune prend la poupée et la jette dans la voiture, soupir, et d’un geste du doigt la merce émet le couinement du chien déçu, fait clignoter ses pupilles oranges. Je dis merci en albanais. Falerminderit. Il sursaute, se retourne, me sourit, triste. Il hausse les épaules, un de ses potes lui tape l’épaule. On rit plus. C’est la débandade. La poupée fond sur le cuir noir de la voiture, les ongles roses et le bleu vif une spirale esquissée sur la peau rose bébé. Un monceau de chewing gum collant, le bouchon transparent bouclant l’air résiste plus longtemps. Consommable jetable. Comment le souffle sort de sa poitrine fondante? This is not a love song. Ce n’est pas non plus la non déclaration d’amour.

Une partie de cette histoire est fausse, une partie est vraie, une partie est ma distorsion utopique. Une partie critique le cri sans vouloir. Je ne peux pas ne pas voir le noir partout, le noir du voile invisible, la burkha de chair. Je pousse mes pas sur un trottoir sécuritaire qui disparait sous la loupe. Alice rentre au pays, le chaudron magique entre en ébullition. Je suis un tube sur patte rempli de liquides digestifs en surchauffe. Je ne sais plus crier mais j’apprends. Je ne sais plus obéir mais je n’ose pas désobéir. Ma réalité m’a accouché comme une petite crotte gluante sur le macadam, un golem façonné par les mots le souffle le cri. Une poupée désarticulée. Mais quand même.

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A la recherche des voleuses du temps de travail

Au petit matin, la ville silencieuse regardait les murs de la cathédrale se teinter doucement de lumière et le jet d’eau lancer ses rasades matinales aux mouettes facétieuses.

Le poète venait de perdre sa muse, le tyran son épouse dévouée, et les enfants encore endormis se retrouvèrent sans mères. Mais ils ne le savaient pas, du moins encore pas. Elles étaient parties, pour la plupart, envolées, disparues. Sans traces.

Au petit matin, encore chauds d’une nuit d’amour ou de violence, les hommes se réveillèrent démunis, et ni la colère, ni la tristesse, ni le chaos qui s’ensuivit ne devait ramener les voleuses.

Eric Lemonarc se réveilla aux voix geignardes de deux enfants appelant leur mère dans un simulacre de disque rayé qui lui fit comprendre par la longueur interminable du processus, qu’elle n’était pas à portée de main.

Au pied de son lit désormais de célibataire, à gros hoquets et force larmes, son fils sanglotait. Sa fille lui hurlait de se taire, et Eric assis au milieu de son lit, aurait soudain vendu son âme à sa femme pour les faire taire.

Mamaaaannnnnn….., hurlait Antoine
Ta gueule !!!!!!!!!!!!! criait Anna.
LA FERME !!!!!!!!!, gueula Eric

Une courte déambulation, quoique répétée par trois fois afin de se confronter à l’évidence permit à Eric de constater : « Femme absente des lieux communs ».
Eric laissa un instant à peine l’étonnement affleurer aux brumes de son esprit endormi, mais d’un naturel affable et proactif, mu de plus par l’urgence de se trouver au bureau à 8 heures précises, il décida de prendre les choses en main.
Il sortit les bols pour les Cornflakes – ses enfants mangeaient habituellement des tartines de confiture mais un peu de changement ma foi c’est pas si mal – ne trouva pas les Cornflakes, rangea les bols, entrepris de faire chauffer du lait, chercha partout le cacao en poudre, jura en refermant la porte du placard sur son petit doigt, trouva le sucre en poudre, le jeta sur la table où le paquet s’ouvrit et se répandit, et décida d’une part aller déjeuner au Macdo de la gare, et d’autre part de différer son arrivée au bureau.

Ils étaient sur le point de sortir quand il reçut deux appels simultanément sur son portable. L’un venait de son ami Silvio, qui lui demandait s’il pouvait emmener ses trois enfants à l’école, l’autre de son chef Dominique, qui le prévenait qu’il arriverait en retard.
A l’école, Eric se retrouva face à un attroupement de pères mal rasés, la chemise en bataille, des tâches de Nutella sur des plis de pantalons douteux, devant des portes de classes closes, sauf celle de Monsieur Eierkopf, Directeur de cet Etablissement, toujours ponctuel.

– Je vous dis qu’il faut ramener vos enfants, on ne peut pas les garder aujourd’hui ! Le directeur, un homme pourtant habituellement souriant et organisé, semblait perdu.

– Bon, je vous laisse, je dois aller travailler », dit calmement et très directement un Monsieur au portable vissé sur l’oreille, les jambes légèrement écartées selon le langage non verbal qui lui permettait habituellement de convaincre des interlocuteurs. Il lâcha la main d’un petit gars aux fins cheveux ébouriffés, et le poussa en avant. « J’ai une urgence. Vous règlerez cela ce soir avec mon épouse. »

– Eh !Revenez ici tout de suite, nous n’allons rien régler ! Le directeur lui saisit le bras.

– Lâchez-moi ! Sale fonctionnaire ! Vacances payées, un salaire de ministre, démerdez vous ! G-E-S-T-I-O-N des impondérables, adaptation vous connaissez ?

– Je vous en foutrai, des pondérations moi, j’ai 10 enseignantes absentes, c’est un cas de force majeur !

Eric magnanime et toujours aussi proactif, s’en retourna avec 5 enfants vers sa voiture. Au bureau, ses collègues masculins avaient fait de même, ou alors avaient pris congé. Les enfants furent installés sur les tables de réunion, avec moult coloriages, chips et coca.

De travailler, point ne fut question en cette mémorable journée.

Au bout d’une semaine, des cadres qualifiés en gestion des affaires allèrent enseigner l’ABC à prix d’or.

Des chômeurs de longue durée trouvèrent des emplois comme éducateurs d’enfants (anciennement « nounou », terme jugé bêtifiant par les nouveaux employés) ou concierges de foyers (nouvelle appellation pour « femmes de ménage »).
Il y eu des reconversions professionnelles, des hausses de salaire historiques dans les professions de l’enseignement et de l’économie domestique, et des crédits pour les ouvertures de crèche furent votés en urgence de façon massive.

La seule chose qui ne put trouver de régulation, l’activité sexuelle, fut calmée à l’aide de la prostitution masculine. Des femmes trans honnies et dénigrées furent soudain très sollicitées, et de beaux jeunes hommes aux yeux langoureux devinrent des hétaïres renommées. André Gide et ses nourritures refirent surface sur les tables de chevet, parfois agrémenté du « Dans ma chambre  » de Dustan.
Eric, quant à lui, se retrouva avec un jeune homme de 22 ans, tout disposé à faire le ménage, s’occuper des enfants, faire à manger, voire plus si affinités. A la fin du mois, le jeune homme lui présenta sa note de frais en détaillant les postes, comme Eric le lui avait demandé, rompant définitivement le charme du « plus si affinités » :

Facture du mois de mai (où les fleurs volent au vent) :

ménage : 2 heures par jour, 5 fois par semaine : 10 heures
garde d’enfant : de 7 heures à 8 heures, 11h30 à 13h30 et de 16h à 20h30 les jours de semaine, de 7h à 20h30 le mercredi : 35 heures
préparation des repas : ½ heure par repas, soit 7h30 hebdomadaire
rangement après repas et vaisselle : ½ heure en moyenne par repas, soit 7h30
courses : 3 heures en moyenne par semaine, temps de trajet inclus
rendez vous divers (médecin, psy, aides sociales, banques et administrations diverses, règlements de litiges fiscaux, gestions des cadeaux d’anniversaires et cartes de Noël) : 3 heures par semaine, pendant les heures d’écoles
lessive et repassage : 4 heures
horaires d’école : 24 heures
compensation affective et soutien sexuel effectué en dehors des heures régulières de travail (à raison de 3h chaque soir et ½ h avant le lever) : 17h50
NB : pouvez-vous vous rappeler désormais que mon prénom est Georges, ma date d’anniversaire le 2 mai et que vous devez vous assurer le remplacement de mes services lorsque je serai en incapacité de travail. Veuillez vous rappeler aussi qu’en Suisse, pays qui a accordé le droit de vote aux travailleuses domestiques en 1971, les employés ont droit à 5 semaines de congés payés par année. Ces éléments sont à inclure dans mon contrat de travail, sans quoi vous recevrez immédiatement ma démission, sans préavis bien sûr. Je vous ai d’ailleurs concocté une mouture que je vous prierai de signer instamment. Comme j’ai du recourir à un conseiller juridique pour établir ce contrat, je vous compte en sus une heure pour la rédaction, et deux heures de recours à mon consultant juridique (les temps de bouleversements tels que nous vivons demandent une réflexion contractuelle élargie)

La facture détaillait grosso modo un total de 70 heures effectives de travail, le soutien affectif à part. Au taux horaire de 24 CHF, le prix que payait d’ordinaire Eric sa femme de ménage, cela équivalait à un salaire brut de 6 720 CHF par mois (sans compter le soutien affectif, qui fut facturé à part, et que nous ne communiquerons pas ici, par respect pour les protagonistes, mais surtout parce que n’ayant pas eu personnellement affaire aux réseaux de péripatéticiens, nous ne connaissons pas leurs tarifs). Le taux horaire, non négociable, venait d’être imposé par la toute nouvelle branche du syndicat des professions domestiques, qui venait aussi de décréter que les heures dues l’étaient dues au titre des tâches effectuées, et tant pis si effectivement des personnes exploitées auparavant s’étaient montrées particulièrement habiles et multitâches dans l’overlapping (terme économique désignant les tâches pouvant être effectuées simultanément, comme repasser en supervisant les devoirs des enfants tout en gardant un œil sur la cuisson du rôti dans le four). Cela devait certainement, au vu d’une théorie économique du dernier cru, être du au fait que les personnes non rémunérées avait tendance à maximiser leur rendement pour disposer de plus de temps libre. Cela expliquait aussi certainement que l’employé d’Eric, s’évertuait à effectuer toutes les tâches possibles en présence des enfants, ne se montrant pas spécialement doué pour jouer avec eux, puisqu’il avait pris un second emploi pendant les 24 heures d’écoles effectives des enfants. Eric avait été assez naïf pour ne pas inclure une clause d’exclusivité dans son contrat de travail, et avait aussi largement sous-évalué les horaires effectifs de travail nécessaires, se référant à ce qu’il avait bien pu comprendre du travail de sa femme.

Eric rejoignit une branche du syndicat patronal, pour demander que son employé (qui accumulait des fautes professionnelles du au stress et au manque de formation) suive des cours de psychologie éducative, de logistique ménagère et surtout de gestion optimale du temps. Cette branche patronale réussit à négocier habilement, et à la fin de l’année, au non de l’interdépendance de certaines tâches, le salaire horaire fut abaissé à 20 chf bruts de l’heure.

Après de savants calculs, Eric, libéral à ses heures perdues, entreprit une conversion aux idées des écolos tendance ROC spectaculaire, qui comprenait un programme de réduction du temps de travail et des dépenses énergétiques : éduquer ses enfants à laver leurs habits pendant qu’ils prenaient leur bain, à étendre le linge sans plis pour éviter le fer à repasser, à manger cru pour éviter le travail de la préparation des aliments (et pour des raisons de santé évitant le recours à des médecins au lobby très efficace), coacher efficacement ses enfants pour qu’ils fassent chacun le ménage dans une pièce de l’appartement, avec des chiffons en microfibres et des balais serpillières M-Budget.

Il prit lui-même un temps partiel après qu’Antoine, en dépression suite au départ de sa mère, se fut échappé trois fois de l’école pour partir la retrouver, et qu’Anna, après de fortes baisse de ses notes en maths mettant en danger son passage au cycle, eu mis trois fois le feu à la cuisine en tentant de faire cuire des spaghettis dans l’huile de la friteuse, suite au régime éprouvant qui lui avait été crûment imposé. Le salaire demandé par son employé de maison dépassait désormais largement ses capacités financières.

Et l’amour dans tout cela ? Eric ne pouvait user de cet argument pour accroître gratuitement le soutien affectif de son employé, qui de son coté, ne souhaitait plus étendre ses compétences professionnelles à la satisfaction des besoins désormais très pressants d’Eric, qui s’exprimaient aussi bien inopinément au beau milieu de la nuit, que régulièrement à 7h du mat et 22h30 le soir, durait deux minutes et se terminaient dans un grognement d’insatisfaction et par des ronflements qui l’empêchaient de se rendormir.

Eric se retrouva au chômage au bout d’un an, son entreprise de construction ayant fait faillite. Le départ de la moitié de la population du canton microscopique avait en effet provoqué la fin de la pénurie de logement à Genève, et moult mouvements de population avaient suivi.

Eric aurait pu trouver un emploi dans une entreprise de déménagements, ou comme prestataire de sexe tarifé, mais il décida de plier bagages, de confier ses enfants à son père septuagénaire, auquel il reprocha lourdement de l’avoir si mal éduqué dans la compréhension de la psychologie féminine.

Avec son ami Silvio et son ex-chef Dominique, il partit à la recherche des voleuses de temps.
Car en fin de compte, tous trois comptaient bien essayer une dernière fois de servir en hors d’œuvre l’argument de l’amour à leurs épouses, qui devaient certainement en manquer autant qu’eux désormais.

Forts de ce dernier et émouvant argument et munis d’une liste de milliers de personnes de sexe féminin, ils furent mandatés pour sillonner le globe, et ramener, en recourant à l’amour et plus si non affinité les voleuses parties avec leur temps de travail.

L’enfant bulle

L’enfant flottait à un mètre du sol en position foetale, dans un liquide opalescent de couleur rosée quand A arriva dans la chambre. Une lumière s’exhalait en pulsations douces de la poche amniotique. L’enfant balançait mollement au rythme de cette vibration pulsatile  émanant du masque recouvrant entièrement son visage poupin. La masse gélatineuse présentait des structures veineuses qui opacifiaient la transparence originelle. Des petits tourbillons rouge sang, des agglomérations filandreuses flottaient dans le liquide baignant ses membres, dessinant de fines arabesque et des dentelles d’une substance mousseuse. L’enfant n’était pas mort. Ses bras bougeaient, ses pieds dansaient et sa tête se tournait vers les sons avec souplesse. Les gestes étaient fluides, calmes, apaisés. Au toucher la poche était chaude et douce comme la peau tendue d’une personne enceinte. Des exhalaisons de quiétude et béatitude quasi hypnotiques flottaient dans la pièce. Autour du ventre artificiel, on avait installé des poufs et des hamacs, afin de tenir compagnie à l’enfant bulle. Les personnes entrant dans la pièce éprouvaient de plus en plus de difficultés à en sortir, et certaines avaient même commencé à communiquer qu’elles souhaitaient venir mettre leur masque dans cette chambre et ne plus jamais ressortir, pour entrer dans une communion amniotique avec l’enfant. B fut bientôt incapable de répondre et contrer toutes les demandes insistantes pour venir toucher et palper l’enfant à travers la poche. B était de plus en proie à l’angoisse que toutes les personnes de sa maisonnée ne décide de s’affubler d’un masque en permanence ce qui laisserait B dans la solitude la plus complète pour régler les détails logistiques, chose qui lui semblait inconcevable après tous les efforts entrepris pour demeurer efficace et de bonne humeur auprès de ses pairs. B avait pu cacher la mort de la jeune personne roumaine, mais n’avait pas anticipé le choc que causerait sa disparition à aux enfants, loin d’être dupes de ce qui s’était passé. La fuite permanente pour échapper à ses émotions conduisait inexorablement à la perte de tout ce qui comptait dans son existence. Finalement, à bout de ressources, appeler le support technique après vente et avouer que le masque commandé pour une personne roumaine avait été subtilisé par son enfant était apparu comme plus sage. Les conséquences pénales on verrait plus tard.

« Pour les manifestation indésirables veuillez appuyer sur 1. Pour commander un garde masque sur 2, pour une aide à distance pendant le rituel d’accommodation sur 3. Pour toute autre demande, veuillez appuyer sur 4. Veuillez patienter, nous vous mettons en relation avec notre équipe de conseil à la clientèle. Pour notre sécurité juridique cette conversation peut être enregistrée. Veuillez nous excuser, tout notre personnel est en ligne. merci de renouveler votre appel ultérieurement, de 10h30 à 11h15 les mardis, jeudi et dimanches fériés. Vous pouvez également consulter notre site web ou utiliser notre formulaire de contact. Nous vous souhaitons une agréable journée avec nos produits AVAZ »

Le succès des masques rendait difficile l’accès au support technique. Au bout de deux semaines, B avait fini par obtenir une intervention d’urgence. Après avoir épluché le site web dans tous les sens pour trouver un formulaire de contact, une petite enveloppe minuscule au bas de l’écran à coté du SIRET une fois cliquée avait donné naissance au message le plus bref possible « Au secours. J’ai un enfant bulle ». AVAZ avait réagi dans la minute, craignant un fiasco de communication virale sur le web.

« Veuillez décliner votre date de naissance, numéro de sécurité sociale et date et lieu de l’achat. Vérifiez que êtes en possession d’une garantie valable et veuillez accepter nos conditions générales d’assistance en urgence pour accélérer la procédure ». Conditions générales: « AVAZ décline toute responsabilité en cas d’utilisation abusive du masque au delà des utilisations prévues dans les conditions générales d’achat que vous avez accepté avant la livraison de votre avatar. Toute intervention non couverte par la garantie sera facturée au prix coûtant. Veuillez noter qu’en raison du risque de propagation des systèmes de bulles formées au sein d’un foyer. la formation de bulles est considérée comme une atteinte à l’ordre publique nécessitant l’intervention immédiate de la brigade des stupéfiants virtuels. »

B à ce moment avait senti ses émotions quitter son corps, son coeur se geler, et identifié une pulsation minime, un tic émanant de son masque. La peur qu’il se détache lui avait fait porter ses doigts au visage, et ils y étaient restés collés. Il lui avait fallu les arracher pour éviter que les fils gélatineux ne commencent à s’immiscer dans les pores du bout de ses doigts. Enfin la firme lui avait envoyé A et A lui avait ôté tout espoir sans qu’aucun sentiment ne puisse sortir de son coeur. B avait conscience que son état n’était plus très normal, cette dichotomie entre le ressenti et ce qui aurait du être ressenti – l’enfant était en danger –  cependant la seule idée de la souffrance à venir quand son masque serait retiré lui était insupportable.

B n’avait plus quitté son masque depuis longtemps, espérant se retrouver dans une bulle, mais la bulle n’était pas venue. C’était injuste. L’enfant semblait baigner dans un bonheur complet qui échappait à B désormais. Impossible d’en douter, ses yeux mi-clos étaient lisses, son front serein, et sa bouche détendue pourvue d’un léger sourire de bouddha.

A sentit son coeur se serrer violemment parce que l’issue lui était claire. Il n’y aurait pas d’échappatoire et le devoir lui dictait de sauver les personnes qui n’avaient pas conscience d’être en danger dans cette pièce. Fallait-il dire la vérité ou bien laisser le choc se produire?

– Le masque perd de sa transparence. Je ne peux plus rien pour cet enfant, dit A. le mode d’emploi des avatars est clair sur ce point, il est dangereux de le porter plus de 12 heures d’affilée. Les enfants par ailleurs n’ont jamais été compris dans le protocole d’expérimentation. Je dirais que la vitesse de reproduction neuronales les placent, face à un organisme qui utilise la division cellulaire de son hôte pour se propager dans une situation particulièrement risquée. Cela, vous le savez déjà biensûr, mais pour les quelques nabots qui restent dans cette pièce et qui seraient tentés par l’expérience sachez que la bulle ne peut se développer que sur un corps d’enfant en pleine croissance et avant la puberté. Sortez maintenant et laissez moi faire mon travail. Pas vous, B vous devez rester.

B se tenait en retrait sur le pas de la porte, sans regarder la scène et sa voix parvint à A dans un chuchotement lent:

– Je croyais que vous pouviez toucher son esprit. Il faut l’aider.

– Je ne le peux pas avec les personnes qui portent des masques, comme avec vous d’ailleurs. Le masque substitue des informations neutres à des émotions sincères qui m’empêchent d’entrer en résonance empathique avec vous et d’analyser avec certitude le flot de votre pensée pour en détacher des sens probables. Je peux cependant deviner un certain nombre de choses par votre regard, mais vos manifestations émotives me sont coupées. Vous êtes vous-mêmes dans une mini bulle, B. Vous arrivez à en maîtriser les effets secondaires parce que vous enlevez de temps en temps ce masque pour dormir, quoique je vois que les soudure autour des oreilles sont presque hermétiquement closes. Attention B, ne vous faites pas d’illusion. La dichotomie que vous ressentez va aller s’amplifiant, et ne pensez pas que vous pourrez partir sans souffrir. Votre esprit logique et rationnel ne se laissera pas faire, il est bien conscient des enjeux vitaux. Depuis combien de temps cet enfant porte-t-il ce masque?

– Je … ne sais pas. Un mois, peut être plus. Cela a commencé pendant mon sommeil, je ne pouvais pas savoir.

– Enlevez votre masque, B. Voilà qui pourrait aider, Montrer lui vos sentiments.

– Je ne peux plus.

– Cet enfant s’est pour ainsi dire  enfermé dans son masque. Il vous a suivi dans votre bulle suite à un choc émotionnel. Seul un autre choc, d’une amplitude frontale appliquée à son esprit rationnel pourra l’en sortir. Y-a-t-il d’autres enfants? – Il y a.. Il y a un autre enfant. Je ne pensais pas que le masque pouvait avoir ces effets là. Que va-t-il se passer?

– J’ai perdu tous les enfants qui vivaient sous mon toit, dit A. Tous jusqu’au dernier contaminés par cette stase envoûtante, cette pulsation morbide. Mais cette poche, je n’ai jamais vu un truc pareil. Si celui là n’en sort pas, l’autre suivra. Ce masque était de plus destiné à une autre personne, voyez là et là: les connections autour du nez et des oreilles sont surdimensionnées. Cela a du provoquer un processus d’acclimatations très douloureux, la pieuvre gélatineuse a certainement du faire le forcing et endommager au passage certaines connections pour s’implanter. C’est un massacre. Vous le subirez aussi, si vous portez votre masque trop longtemps. Votre tristesse doit être affrontée, votre colère aussi.

B préféra changer de sujet.

– Vous ne pouvez pas lui parler?

– B, je peux lui parler, comme vous le pouvez. Cet enfant entend encore les mots. Pourquoi ne lui parlez vous pas?

– Lorsque je lui parle, la poche grossit, le masque devient plus opaque. Il s’agite, porte ses mains à son visage et parfois le masque perd du sang.

– Voilà pourquoi la masse est teintée de rouge. Vous le voyez à travers un rideau de  sang. Enlevez votre masque. Montrez lui que c’est possible. Si cette opération ne lui a jamais été expliquée il ne peut pas savoir que c’est possible.

-Je n’y arrive pas.

– Pourquoi?

– Ce n’est plus possible pour moi de retirer volontairement le masque en journée. Pour le retirer, j’ai besoin de solitude, du noir. J’ai l’impression désagréable de m’arracher les yeux, et que mon cerveau s’écoule par les orifices de mon nez. C’est très pénible, je le fais petit à petit pour ne pas trop souffrir.

A soupira.

– Pourquoi avouer votre souffrance psychique vous pose-t-il un si grand problème? Je vais veiller ici et parler à cet enfant. Ne laisser plus entrer personne et ne vous attendez à rien d’extraordinaire.

L’enfant continuait ses mouvements pulsés lent, ses bras dirigeant un orchestre imaginaire, un parterre de danseurs et danseuses rassemblé-e-s tournoyant lentement. A voyait distinctement les robes longues et fluides suivre la pavane lancinante s’élever dans la tristesse des cors, et une lumière douce éteignait peu à peu les feux du soleil. Plus loin une infante défunte, les mains repliées, sage dans un linceul blanc, les joues encore fraîches de la vie qui avait laissé son corps. Une mère hurlant et hoquetant, son corps secoué de rage, jeté à terre, se roulant, se vrillant.

-Crois-tu encore pouvoir toucher B au travers de son masque?  Enfant, tu vas mourir d’extase dans ton univers virtuel. C’est ton choix.

A d’un geste balaya la musique et en substitua une autre. Je n’irai pas contre ton choix.

– Tu essaies de me convaincre de sortir.

– Oui. J’ai mes raisons, mes choix propres.

– Explique.

– Tu a choisi de couper les sensations qui te relient au monde et de fabriquer les tiennes. Ce rêve est puissant, magnifique. Cependant la matière qui émane de ton masque exerce une fascination  sur les personnes qui t’entourent. B est d’ores et déjà de l’autre coté du rêve quant à-

– B a choisi d’appliquer le masque sur son visage, en nous abandonnant derrière. B est là-mais-pas-là et c’est horrible!

– N’as-tu pas fait de même? N’as tu pas laissé des personnes dans la solitude?

– Je sais que je m’éteins, peu à peu sans souffrir. Si je revenais, je souffrirai à nouveau. Est-ce que je pourrais vivre?

– Peut être, mais probablement pas. La substance a envahi tes organes vitaux. Si tu le retires, tu mourras, c’est la probabilité la plus élevée.

– Tu voudrais me condamner à souffrir alors que je pourrais partir en douceur. Pourquoi devrais-je accepter?

– C’est toi qui choisiras. je te demande juste de promettre d’examiner attentivement les conséquences de ton choix. B a choisi le masque qui t’a coupée de la chaleur de ses émotions. Ce retrait massif d’investissement émotif autour de toi a provoqué une souffrance vive. Pour te venger, tu a mis ce masque. Le masque agit plus rapidement sur les enfants, il imprègne plus rapidement les structures neuronales de tout ton corps, des intestins au cerveau. Il a substitué sa logique d’être vivant à la tienne, en endormant ta douleur. il s’agit avant tout d’un organisme parasite. Il t’apporte une logique artificielle venue du dehors, qui n’est pas la tienne. C’est le syncrétisme vivant d’une drogue très puissante. Les personnes qui en ont conçu le mécanisme ne l’ont pas prévu pour les enfants, mais n’ont pas anticipé la logique interne d’animal vivant de ces objets qui les poussent à envahir l’espace vivant autour d’eux. Il est possible que nous arrivions à une osmose à l’avenir, mais nous n’en sommes pas là.

– Vous faites partie de l’équipe qui a conçu ces objets?

A soupira.

– Oui. Oui. Je voulais aider les gens à ne plus souffrir, à pouvoir être Zen. On ne peut pas être libre en annihilant la souffrance et la colère. Ce sont des énergies puissantes qui peuvent nous servir à construire un monde meilleur.

– Je suis peut-être en osmose avec mon masque. Comment pourrais-tu le savoir?

– Ta volonté est-elle intacte? Peux-tu encore choisir?

– J’ai l’impression de ne plus vouloir que cette bulle qui me berce et me protège.

– Elle te coupe de ceux qui ont un jour compté pour toi, qui ont vécu leur vie avec toi. Et  C? N’y a-t-il plus rien qui ne te rattache à C? C  de sa cachette étouffa un juron de surprise.

– C? Je le vois pas!

– Mais moi oui, car il ne porte pas de masque et je suis une hycamphe télépathe. C, sort de là, je sais que tu es là.

L’enfant rampa de dessous la commode joufflue. Ses petits pieds nus, les orteils ronds apparurent en premier, et ensuite son petit corps tendre. Le nez coulant, les yeux gonflés, les pleurs sur ses joues, des hoquets dans la poitrine. L’enfant couru jusqu’à la poche et se jeta contre elle. Un moment il sembla qu’elle allait l’englober avidement de toute sa masse creusée pour l’accueillir  mais D à l’intérieur souleva  ses pieds pour repousser C doucement hors du creux formé. C chancela et tomba sur ses fesses. Un doudou mordillé et tout gris était serré dans une main. L’autre main se tendit pour toucher la poche, se tendit vers D flottant dans le liquide. Regard implorant.

– Je m’ennuie D. Je m’ennuie beaucoup sans toi. Je voudrais venir avec toi et jouer comme avant. Je voudrais venir avec toi dans cette bulle. Je suis sans personne maintenant. E est partie, B est absente et toi tu passes tes journées dans tes rêves. D tourna la tête vers A.  A resta dans le silence puis:

– Tu vois maintenant  quelles sont tes options et leurs conséquences. B autrefois n’a pas réfléchi plus loin que l’impérieuse envie d’échapper à sa souffrance psychique et de cacher loin enfouie en son subconscient sa colère volcanique. Il aurait pu en être autrement. Se blinder dans son armure condamne à  l’isolement à long terme. Exprimer ses sentiments et ses émotion éloigne certes, mais seulement à court terme, et uniquement les personnes qui n’ont pas d’empathie. Faut-il vraiment  se blinder pour pouvoir subir leur présence? La solitude que tu as trouvé artificiellement te serait venue en laissant tes pensées libres dans leur expression, éloignant les personnes ne partageant pas tes vues et rapprochant celles qui auraient pu alléger ta souffrance et ton besoin de chaleur humaine.

– Je vois.

Le masque émit une vibration inquiétante. Son opacification s’intensifia et la lumière s’irisa davantage de trainées de sang. A retint son souffle, voulu avancer vers la poche, mais ses muscles refusèrent d’obéir, engourdis, pris d’une torpeur langoureuse. A se trouvait dans un rêve dont on n’arrive pas à s’extirper, ou du moins la sensation de difficulté à se mouvoir était-elle la même. D éleva les mains vers la substance greffée à son visage, agrippa les doigts à la masse veineuse et tira de toutes ses forces. Un flot de sang jaillit dans le liquide, le masque se referma plus fort avec un flop d’huitre laiteuse sur son visages, et ses doigts.

– Tu n’es plus libre, D. D agita la tête, le liquide tremblait dans la poche.Impossible de parler, sa bouche était remplie de la masse visqueuse. Tout se passa vite. C plongea la main dans la poche en crevant la peau soyeuse et agrippa le pied de D. Ille déchira l’orifice pour l’agrandir et se glissa comme un têtard à l’intérieur. Ille se hissa sur les genoux repliés en position foetale qui ne bougeaient plus. Des flots de sang jaillissaient du masque, aveuglant C. Ille saisit à deux bras le biceps de D et se hissant encore s’installa à califourchon. La bulle entama un lent mouvement de rotation pour amener la partie perforée vers le haut, les bords commençant à se refermer en laissant échapper une mousse rosée. C déstabilisé se retrouva pendu, la tête en bas, les jambes enserrant le bras de D, qui avec retard suivit le lent mouvement de rétablissement de la bulle. Ille saisit les bords du masque de D, qui dans un dernier effort porta aussi les mains au visage, pour agripper les bords du masque et tirer. Le sang s’échappant du masque devenait noir, envahissait tout. A ne voyait presque plus ce qui se passait dans la bulle. C  tira en s’aidant du poids entier de son corps. Il lâcha les pieds et s’arc bouta avec ses pieds sous les aisselles de D pour tirer encore plus fort. C sentait ses forces l’abandonner, des filaments gélatineux s’enfonçaient dans son nez, une douce sensation de torpeur l’envahissait. Alors D rejeta d’un coup sec sa tête en arrière et combiné au poids de C, la force exercée fit céder le masque qui céda d’un craquement brusque. La bulle vomit son contenu visqueux et sanguinolent sur le sol, et A s’approcha enfin, sortant de sa paralysie involontaire. C et D gisaient entremêlés sur le sol. Le masque tentait maintenant une adaptation au visage de C, dont le corps semblait parcouru de violents soubresauts.  A arracha le masque et le fourra immédiatement dans un garde masque scellé. D avait perdu son visage, rongé et lissé par le parasite, mais ses pensées s’élevaient claires et nettes de son esprit. C, encore tremblant de frayeur prit D dans ses bras et murmura:

– Maintenant tu es libre de partir si tu veux.

A dirigea le flot de ses pensées vers l’esprit ruisselant de souffrance.

-Il n’y a pas de liberté sans douleur. Je ne m’attendais pas à ce que tu réussisses.

-Ma fratrie… Moi oui, mais pas ma fratrie. C jure moi de ne jamais porter de masque.

Comme les nerfs longtemps endormis se réveillaient, D fut submergé par la douleur et se tordit en deux, haletant.

– J’ai pas envie. regarde ce que ce masque a fait de toi.

A leur prit la main, et les deux enfants s’endormirent peu à peu sous l’effet du sédatif télépathe que A leur administrait.  B derrière la porte secoua la tête et s’éloigna d’un pas mesuré. Tant de souffrance au bout du compte. Le boomerang parti loin dans le ciel revenait frapper au coeur de sa cible.

PS merci tout spécial à l’artiste qui a graffé l’image ci dessus sur la porte vermoulue du 10 bis dans le quartier des Grottes. Cette image est depuis affublée d’un smiley, je suis donc contente de l’avoir photographiée avant disparition.

Puissance intérieure

mes trucs d’ado
master of puppets
rime of the ancient mariner
sleep my friend and you will see
the dream is my reality
they keep me locked up
sanatarium leave me
just leave me alone
c’est le chaudron magique
druide au féminin
qui a accouché
de la femme révoltée
parce que Camus l’avait oubliée
et Sartre débauchée
et Derrida dépoussiérée
et Thiers Vidal
le vent l’emportera
Un homme ça s’empêche
et une femme ça se débride
pour pousser une braillante
rien de tel
que
Sanatarium!!!
Leave me be
you pull the strings
and I keep reaching up
Aces High
run to the hill
run for your life
London calling
And I live by the river
you can kick us
you can bruise us
Remember the Brixton’s gun
Babylone was burning
with anxiety
The pogo riots
where nothing else
than sweat and fury
mattered girls wanna have fun

she bop

toute première fois
breaking free – moving
I have never forgotten
the fierce freedom
j’ai tiré de quoi alimenter
une révolte déguisée
des mâles métalleux
et puis j’ai tiré la chasse
pour pas voir
pour pas voir les nanas nues

se tordre comme des couleuvres

sous les néons coupant

les prismes déformant
les playboys sous les lits crasseux
aux longs corps blancs corsetés de clous
de fils de cuir torsadés

et les jets putréfiés

de bonne morale outragée

Animatou : la passion des animes

C’est quoi l’animation? C’est la bouche ouverte d’un enfant devant un écran de couleurs animées, la magie d’une histoire qui vous emporte. Le festival Animatou à Genève apporte un plus: l’interrogation, l’angle d’approche qui met un certain esprit critique en marche. Lisez ma chronique en ligne dans le journal Le Temps

Mobile Animatou le festival qui questionne

Version complète : Animatou le festival qui questionne 

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