Notes de lecture :Kallocaïne de Karen Boye

J’ai lu Kallocaïne (1941) de Karin Boye en janvier 2023 à partir d’open library (on peut emprunter des chouettes livres de science-fiction sur open library dans le cadre de mes recherches sur la science-fiction féministe #WikifemmesSF.

Karen Boye st une autrice de SF lesbienne qui s’est suicidée en 1941 après avoir écrit ce livre, qui a inspiré 1984 de George Orwell. Après son suicide, sa compagne Margot Hanel se suicide à son tour, et en lisant le livre de nos jours on peut avoir en pensée les persécutions subies sous le régime nazi par les lesbiennes et les femmes juives.

Description

Le monde de Kallocaine est un mode de dictature, où l’État cherche un contrôle de plus en plus absolue des actes, discours puis finalement des esprit et des pensées. Dans ce monde ultra policé, un scientifique Kall, met au point un sérum de vérité injectable qu’il appelle Kallocaïne.

La grande prouesse du roman c’est d’imaginer les implications sociétales et interpersonnelles, notamment sur le plan émotionnel de cette nouvelle drogue, les contraintes qu’elle pourrait exercer dans l’imaginaire de ceux qui la mettent au point et leur absolu manque de contrôle sceintifique sur les exploitations politiques et répressives de cette drogue – même pour les manipuler eux. En somme c’est une boite de pandorre qui s’ouvre, mais le roman explore chaque situation avec profondeur et avec finesse.

Pendant la phase d’expérimentation de la drogue (peu ou prou la période du roman) Les interrogatoires sous Kallocaine sont menés par Kall et son chef Rissen. Leurs relations sont complexes : Kall est irrésistiblement attiré par Rissen même s’il ne veut pas l’admettre et que cela génère chez lui une grand suspicion et un antagonisme dont il ne se libère jamais.

Le roman ne s’attarde pas sur la technique médicale de cette drogue, de fait le fonctionnement de la Kallocaïne n’est pas abordé en profondeur, sauf pour indiquer qu’il s’agit d’explorer les effets de drogues comme l’alcool mais sans en subir les effets secondaires néfastes (on garde la conscience claire sous Kallocaine).

Par exemple : une femme est interrogée après avoir dénoncé son mari comme espion. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’il s’agit d’une fake news, le mari a reçu l’ordre de lui dire qu’on lui avait proposé d’espionner un laboratoire millitaire secret, ceci dans le but de tester l’efficacité de la Kallocaine pour pouvoir en continuer l’exploitation et la recherche. Cette femme dénonce donc son mari à la police en toute bonne foi (ou par peur qu’on découvre qu’elle a tu une potentielle infraction), et est interrogée par Kall et Rissen sous influence de la Kallocaïne.

La femme interrogée sous Kallocaine revient plusieurs jours après et se plaint du fait que son mari qu’elle aime véritablement et qu’elle a pourtant dénoncé, veuille désormais divorcer car il ne peut plus lui faire confiance.

Le noeud du livre est là : comment la peur de l’autre et la volonté infinie de tout contrôler mêne à une peur absolue qui déstructure au final toute relation humaine possible.

Tout le monde ment ?

J’avais un ami qui m’écrivit un jour « tout le monde ment, l’essentiel est de savoir qui te ment à toi ».

L’effet de cette phrase sur moi avait été désastreux, profondément « kallocaïnien » parce qu’il posait la question de la confiance, et surtout impliquait que cet ami pouvait me mentir, ce que je ne souhaitais pas aborder de prime abord car il aurait fallu questionner la validité de notre relation. Comment pouvoir lâcher prise et faire confiance sans savoir exactement ce qu’il y a dans la tête de l’autre ? Comment ne pas succomber à la tentation de la surveillance et de la traque lorsqu’une personne à laquelle vous tenez ne semble pas honnête avec vous ? C’est la question philosophique centrale du roman qui répond par le nécessaire lâcher prise et la libération de la parole afin de pouvoir établir des liens durables de confiance avec les autres. La reprise de son agency dans une relation tendue implique ces deux aspects : libération de la parole (et écoute de l’autre) et lâcher prise sur ce qui n’est pas contrôlable (consentement réciproque) Ainsi, le moment dans le roman où les paroles se libèrent, que ce soit sous l’influence de la drogue ou non, sont vécues par les protagonistes comme des moments de soulagement intense après le long emprisonnement des ressentis. L’approche est émotionnelle et non factuelle, les protagonistes libèrent ce qui les préoccupent et pas forcément ce qui peut être intégrée dans une approche factuelle voire compréhensible, l’interprétation même des faits révélés demeurant éternellement sujette à interprétation de la part des personnes qui reçoivent ces «confidences».

Cela me rappelle ce que Guillaume Dustan disait à propos de la confiance et du consentement dans les relations sexuelles et affectives dans les années 1990, à un moment où il militait pour la possibilité des personnes atteintes du SIDA d’avoir des relations sexuelles consenties entre elles, ce qui avait été durement combattu par ACTUP. Un bout de plastique selon lui, ne pourrait jamais remplacer avec certitude la question de la confiance entre deux personnes, car un préservatif peut se déchirer accidentellement ou être retiré (cf le cas de Julian Assange et de ses relations non consensuelles sans préservatifs) ou être percé. Aucune certitude ne peut exister et la seule question qui est à élucider est la possibilité de faire confiance, la réciprocité de cette confiance qui ne peut que se construire et l’interprétation par les divers protagoniste de cette confiance à donner recevoir.

Sortir du placard ?

Ce que Kallocaïne, écrit par une femme lesbienne obligée de cacher son orientation sexuelle décortique, ce sont les effets délétères pour les relations humaines et sociétales de la perte de confiance liée à la censure des ressentis lorsque l’État se met en tête de recourir à une surveillance des motivations et ressentis. S’il n’existe plus de sphère privée sécurisée qui permette aux personnes de se livrer et libérer leur parole, la motivation et l’envie de vivre disparait. En même temps, il est impossible de se cacher complètement, mais sortir du placard expose à la fois à des risques et à un soulagement intense d’accord entre ses valeurs internes et sa propre posture publique, une tension jamais tout à fait résolue et soumise à de constantes négociations.

À un moment donné, lors d’une réunion de service réunissant Rissen, Kall et le chef de la surveillance policière, ce dernier s’exclame  » Avec cela tout le monde peut devenir coupable ! ». Éffectivement, l’emploi de la kallocaine dévoilant les pensées secrètes et honnêtes des cobayes, toute pensée critique ou coupable et il y en a nécessairement toujours, peut prêter le flan à une condamnation, pour autant comme il le révèle par la suite qu’il y ai des dispositions légales en vigueur condamnant ce genre d’exactions. Toutefois, après un moment de réflexion, il considère que pour lui, c’est le moyen idéal de faire pression et de gagner du pouvoir, s’il est en mesure de contrôler l’interprétation des interrogatoires. Ceci implique d’éliminer Rissen, qui est conscient des différentes interprétations possibles, alors que Kall est aveuglé dans un premier temps par la propagande idéologique et la peur absolue de devenir semblable à Rissen, donc facilement manipulable.

Le roman offre une palette fine des dérives possibles en s’appuyant sur la diversité des interprétations selon le point de vue des personnes menant l’interrogatoire, et celui des personnes testées.

Natacha Rault, Genève, 24 janvier 2023

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