Notes de lecture : Station Eleven de Emily St. John Mandel

J’ai lu ce livre le 24 janvier 2023 après l’avoir emprunté à la Bibliothèque Forum Meyrin.

Mes lectures de science-fiction, plus particulièrement de science-fiction féministe s’inscrivent dans un projet personnel de documentation de la SF féministe sur la Wikipédia francophone. J’essaie de lire un maximum d’ouvrages que je croise dans des listes de SF féministes partagées sur les forums et les niouzes laitues SF. #WikifemmesSF

Station Eleven de Emily St John Mandel est sorti en 2014 en anglais au Canada. Il a été récompensé du prestigieux prix Arthur-C.-Clarke en 2015 et a été adapté en série télévisée par HBO.

Description

Le roman est qualifié de post apocalyptique voire dystopique, mais pourrait s’inscrire dans le courant des utopies/dystopies imparfaites de la SF féministe.

Il débute par une catastrophe, une pandémie ravageuse qui éradique en quelques jours 95% de la population mondiale et fait revenir l’humanité à un monde sans technique, sans électricité et sans voitures ni avions. Les humain·e·s restantes sont condamnées à l’errance et la violence, avec la nostalgie puissante des prouesses technologiques du monde passé, disparu si vite que certaines sombrent dans la dépression et le désespoir.

Pourtant l’autrice ne choisit pas de s’appesantir sur la dystopie, mais raconte un cheminement centré autour de la performance et du pouvoir de mémoire et d’émancipation du théâtre. On suit en effet une troupe de théâtre itinérante qui voyage de ville en ville (villes formées parfois juste de dizaine de personnes) entre les voitures abandonnées et les maisons pillées et parfois squattées, et pourvue d’armes pour se défendre contre les vols, les viols et les sectes d’illuminées qui ne manquent pas de surgir. Leur devise « Il ne suffit pas de survivre ».

Synopsis

Au cours d’une représentation du Roi Lear de Shakespeare, l’acteur principal Arthur Leander s’écroule, victime d’une crise cardiaque, mais son entourage n’a pas le temps de faire son deuil : un virus mortel et terriblement contagieux se répand et tue 95% de la race humaine sur la terre.Jeevan Chaudhary , qui a tenté de ranimer l’acteur console une des enfants actrices de la pièce Kirsten Raymonde, puis alors qu’il est en route pour rentrer chez lui, un ami urgentiste l’appelle et lui conseille de quitter tout de suite la ville de Montréal car la pandémie est en train de tuer toute la population. Il se réfugie chez son frère après avoir acheté toutes les provisions lui permettant de tenir, jusqu’à ce que internet, puis la télévision, l’électricité et l’eau soit coupées et que les vivres commencent à lui manquer.

Commence alors pour lui comme pour toutes les autres personnes une étrange errance dans un monde détruit à la recherche de communautés humaines accueillantes pour survivre. Dans un monde ravagé, une troupe qui se nomme la Symphonie Itinérante parcourt la région autour du lac Michigan pour jouer les pièces de théâtre de Shakespeare

Revue critique

Le thème et le scénario de la catastrophe finale et des virus tueurs sont des tropes si rabattus en science fiction que l’on ne peut qu’admirer le tour de force du traitement tout en finesse et la façon dont l’autrice parvient à transmettre l’espoir et la joie de vivre malgré les thèmes extrêmement violents qui sont abordés. On ne lira ce livre dans l’espoir d’actions haletantes, même si pas à pas, certaines mystères sont élucidés. Comment la petite fille qui rêve de devenir actrice et assiste à la mort d’Arthur Leander entre-t-elle en possession d’un exemplaire de BD extrêmement rare et d’où vient ce roman graphique titré Dr Eleven qui se déroule dans un monde inondé dans lequel des monstres des abysses attaquent les humains et les ponts entre les îles forment des arabesques enchanteresses ?

On trouve en terme de diversité dans le roman des postures féministes et des personnages féminins fort : Miranda, qui cherche l’autonomie pour pouvoir se réaliser en tant qu’artiste et subit diverses formes de violences conjugales, la petite actrice Kirsten qui apprend le lancer de couteaux pour se défendre et se tatoue les poignets à chaque fois qu’elle est obligée d’assassiner. La précarité des femmes face à la prédation sexuelle et la misogynie est présente et on a même des personnages LGBT out et pas out, et d’autres dont le genre et l’orientation sont ambigües, sur lesquelles on se questionne sans avoir de réponse claire in fine (comme dans la vraie vie en somme on peut rester dans le placard et aussi dans le déni).

La question de la filiation est traitée de manière extrêmement fine, abordant la toxicité et l’enfermement de certaines relations parents/enfants que ce soit du coté des hommes ou des femmes. Le modèle utopique imparfait mis en avant est celui de la communauté choisie et la perpétuation du passé par l’archivage des traces de mémoires que les individus souhaitent garder dans un musée créé dans un aéroport. La musique et le théâtre sont omniprésents à chaque page, au centre de l’activité de la compagnie et symphonie itinérante donnant des spectacles en rassemblant instruments, costumes glanés dans les ruines du vieux monde. C’est l’œuvre de Shakespeare qui est jouée, et cette œuvre virtuelle retricote peu à peu les liens entre les populations dispersées et choquées par la dégradation des rapports humain, un peu comme pousse une plante rhizomatique au gré du soleil et de l’eau qui lui est donnée.

On sent l’influence Le Guinienne dans un traitement délicat et relationnel des problématiques : la technique et sa description ne sont pas au centre des préoccupations, c’est plutôt la vie et les émotions humaines qui se déroulent. C’est un écho aux mots d’Ursula Le Guin pendant son discours aux National Book Awards en 2014 :

I think hard times are coming when we will be wanting the voices of writers who can see alternatives to how we live now and can see through our fear-stricken society and its obsessive technologies. We will need writers who can remember freedom. Poets, visionaries – the realists of a larger reality.

—Ursula K. Le Guin

En définitive selon Station Eleven, que la technique de nos société soit fonctionnelle ou pas, ce sont les personnes humaines et leurs entrelas relationnels et leurs histoires qui permettent l’utilisation des techniques. Sans mémoire humaine, sans vie et affection, sans souvenirs la technique passée est inopérante. La technique n’est rien sans l’humanité qui la manipule et lui octroie un statut symbolique.

Le livre a été acclamé par la critique et a reçu le prestigieux prix Arthur-C.-Clarke en 2015. Il été adapté en série télévisée par HBO. Il se lit vite, et la poésie et l’enchevêtrement quasi végétal foisonnant des relations humaines est déroulé avec une fluidité littéraire et une grande maitrise: On pense à un ruisseau presque sec, dans un monde aride qui peu à peu et goutte après goutte deviet un delta. Il n’y a aucune binarité ni jugement de valeur dans ce roman, et une déconstruction constante des préjugés au fil du récit : pas de « méchants » ni de gentils, mais des personnes en itinérance géographique et existentielle.

On ferme le livre éblouie, avec un grand calme et une lucidité bienheureuse. C’est comme un puzzle musical qui a explosé au début et dont on a réussi à rassembler quelques notes minutieusement. La dystopie totale s’est transformée subrepticement en utopie imparfaite, petit à petit et cela accroche un sourire rêveur aux commissures, une douce nostalgie des voyages en avion et l’envie impérieuse de ne pas « juste vivre » et donner un sens à un passage bref sur la planète.

Livre de science fiction féministe ?

« Après le livre peut-il être rangé dans la catégorie science fiction féministe ? Le livre ressemble doit beaucoup aux univers éco-féministes ambigus d’Ursula Le Guin, mais il n’y a pas de magie. Ce n’est pas un féminisme radical et engagé comme celui de Joanna Russ ou Kameron Hurley, c’est une voie poétique qui questionne doucement, un chuchotis d’eau. Il est diffus et certes un peu mollasson, contient des tropes féministes courus mais semble ne pas aller jusqu’au bout de la déconstruction. Cela pourrait toutefois être la manifestation de la volonté de décrire un système d’utopie imparfaite, car le roman est réaliste dans le déroulé de la catastrophe et sa desdcription, aucune raison donc d’imaginer un monde où brusquement les femmes pourraient être aussi libres que des hommes. Il n’en décrit pas moins le cheminement ardu et lent de Miranda, qui se marie jeune sur un coup de tête, et de Kirsten qui campe l’ado éperdue d’admiration devant une rockstar du cinéma. Seul hic : le traitement final de la positon d’Arthur Leander.

Au regard des thème traités (viols et violences conjugales, aspects LGBT, importance des rôles féminins et de leur influence sur les protagonistes) je dirais que oui. Arthur Leander est une espèce d’Harry Potter potache devenu célèbre juste pour échapper à l’enferment dans son patelin d’origine. Il est pourtant placé dans un rôle que j’appellerais « Après le livre peut-il être rangé dans la catégorie science fiction féministe ? Au regard des thème traités (viols, aspects LGBT, importance des rôles féminins et de leur influence sur les protagonistes) je dirais que oui. Arthur Leander est une espèce d’Harry Potter potache devenu célèbre juste pour échapper à l’enferment dans son patelin d’origine. Il est pourtant placé dans un rôle que j’appelle « pivot » : il peut choisir quelle femme sera lancée sur une trajectoire ascendante, arbitrer entre femmes concurrentes, et malgré le fait qu’il ne soit pas spécialement méchant, son incapacité à s’engager dans une relation durable et sincère avec une femme écrase des êtres vivants autour de lui. Il écrase aussi de sa notoriété en quelque sorte les femmes douées de son entourage, et ne prend pas même conscience de leur valeur (Il n’a jamais pris le temps de lire ce qu’écrivais Miranda, et lorsqu’elle lui donne son livre, il l’offre à une autre femme). Arthur Leander implose littéralement dans le vide de son cœur au début du livre, et ensuite si son souvenir est adulé, la Symphonie itinérante ne reproduit plus le modèle obsolète de la rockstarification de l’acteur sérénissime. Cela dit, la place donné au personnage d’Arthur Leander pique la vedette à celui de Kirsten et Miranda. On aurait pu le déconstruire plus complètement, il aurait pu faire partie des symboles d’antan oublié et fâné, mais le roman traite son souvenir comme l’inspiration qui guide encore certains humains vers la survie grâce au théâtre, au lieu de le traiter comme un vestige du machisme.

Un autre aspect intéressant est la constante désacralisation de l’amour romantique entre un homme et une femme, même si l’émotion et l’affection entre les personnes est présentées comme vitale in fine, mais en dehors du prisme d’une relation patriarcale fantasmée qui ne se réalise jamais, qui reste une rêve impossible. Mais son double maléfique, le butinage sexuel sans engagement pérenne n’est pas encensé non plus. Les implications individuelles des divers comportements sont assorties de leurs impacts sociaux, relationnels, économiques et affectifs pour tout l’entourage. Les relations sont examinées sous le prisme de l’agency qu’elles impulsent et de la sécurité affective qu’elles prodiguent : point de hiérarchisation non plus entre les différentes modalités des attachements sentimentaux et affectifs, qu’ils soient durables ou éphémères, profonds ou superficiels : tout compte in fine, pour survivre.

Bibliographie

La série par le New York Times

Le roman par Libération

Station eleven sur Wikipédia en français

https://samuel-lo.medium.com/dead-weight-a-feminist-analysis-of-station-eleven-8c9223ea09e6

Cliquer pour accéder à samantha-eldredge-poster.pdf

Je suis Marie

Hier c’était l’anniversaire de la mort de Marie Trintignant. Au Père Lachaise j’ai retrouvé des gentes des Chiennes de garde, de Zéro Macho et de « Encore féministes, aussi longtemps qu’il le faudra ». Pour l’instant, ces groupes féministes étaient de l’ordre de la pénombre virtuelle sur Face Book pour moi. Voici, le rideau se lève, le virtuel s’ouvre sur des visages. Avant qu’illes arrivent tou-te-s j’ai pleuré. J’ai erré dans le cimetière du Père Lachaise, hagarde, saisie d’angoisse même devant la tombe de Colette.

IMG_0355Plus haut, les touristes défilent devant la tombe de Marie, placée à coté de celle de Gilbert Bécaud. Le guide explique l’actrice, son enterrement aux cotés du compagnon de sa mère. Rien rien sur la violence conjugale. Rien sur le fait que c’est l’anniversaire de sa mort. Aucun traitement de l’évènement « mort » aucune remise en contexte. Rien. Les tombes autour sont fleuries, celle de Gilbert Becaud attire, celle de Marie est blanche, nue, triste à mourir.
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Ce n’est pas l’acte de Cantat qui me fait mal (même s’il me fait mal), c’est l’oubli de la violence faites aux femmes, l’enterrement profond et la mise en veilleuse rapide dans ce contexte patriarcal de tout ce qui vient des femmes violentées elles-mêmes. les expert-e-s, les pros, les psy font des colloques, les assistant-e-s socia-les-ux montent des associations, mais RIEN ne vient des victimes elles-mêmes, elles n’ont pas de communauté, d’appartenance, de lieux de resources déconstruits et reconstruits selon leurs propres termes.. En Inde on a le gang des saris roses, en Europe on a quoi?
Que se passerait-il si les victimes ne se laissaient pas – n’étaient pas forcées de se faire oublier en tout petit catimini? Si on ne pouvait plus oublier, les hommes réfléchiraient indéfiniment et suspendraient leur geste.
C’est pourquoi je salue François Cluzet, le père d’un des fils de Marie qui avait 10 ans au moment du meurtre (pardon – pour être politiquement correcte il faudrait dire « homicide involontaire » puisque c’est ainsi que le crime fut juridiquement qualifié par les tribunaux de justice). François Cluzet qui souligne la souffrance de l’enfant orphelin, ses possibles dérives et velléités de vengeance, sa fragilité induite par la disparition de ce pillier maternel dans sa vie. François qui dit et fait publier, François si discret ne se tait pas et dit « Non, je ne pardonnerai jamais.» Avant d’enchaîner: «Je ne pardonne pas aux gens qui frappent les femmes, qui les tuent ». http://www.lefigaro.fr/…/03002-20150615ARTFIG00129-francois…
Moi non plus je ne pardonne pas à notre société d’enterrer les violences conjugales, de les minimiser, de les rendre historiquement invisible. Je voudrais soulever la tombe de Marie avec un ras de marée de nos larmes – nous les cartographiées victimes condamnées à la camisole de parole, nous quand on nous dit: tourne la page, ne soit pas angoissée, pense à tes enfants.
François Cluzet, montre par cette prise de position – en pensant par ailleurs à l’enfant – que l’oubli n’est pas possible, il n’est pas possible à moins de le cantonner dans une sphère strictement privée (préfabriquée rhétoriquement pour ségréguer la saine colère subversive des femmes qui devient alors « hystérie » ou « folie » – cf Camille Claudel) d’où lui en tant qu’homme célèbre est légitimé pour parler, mais pas moi en tant que femme mère et victime.
Oui, je voudrais pleurer et pleurer, devant ta tombe c’est mon désespoir qui me submerge, un gouffre au bord duquel le bout des mes doigts de pieds est en équilibre instable. Le problème, ce n’est pas Cantat ou l’homme violent, le problème c’est nous tout autour qui voulons vite vite au nom du « positif » du « tourner la page  » du « pardon religieux » oublier et ne plus parler de ce qui est la fabrique du faible sexe des victimes. Si elles n’étaient pas faibles, elles parleraient, non? Alors il faut les faire taire, les reléguer dans des espaces de traitement psy, de médiations écrabouillantes, de travail en réseau dénigrant, et si tout cela ne marche pas, dans une tombe

Au Père Lachaise, nous étions une poignée. Sur Twitter quelques témoignages poignants ont émergé :

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Nous sommes Marie, aussi.