Les vies de Thérèse : une trahison?

 

Thèrèse Clerc, figure proue du féminisme et fondatrice de la maison de retraite autogérée les Babayagas à Montreuil est morte le 16 février 2016 dernier. Le réalisateur Sébastien Lifshitz vient de recevoir les consécrations du Festival de Cannes pour un film qui retrace les derniers jours de la vie de Thèrèse Clerc. Ce film, bien qu’émouvant laisse un arrière goût difficile de trahison par excès de pudeur.

Je savais que cela serait être dur de voir Thèrèse mourir à petit feu sur un écran, elle qui avait si gaillardement fait sauter des crêpes dans ma cuisine, elle que j’ai rencontrée dans le cadre de la manifestation annuelle des SEL (système d’échanges locaux ou SEL) en 2012 et revue dans le cadre des rencontres de l’Institut Renaudot sur l’habitat participatif à Meyrin, en Suisse. Elle qui était venue chez moi, pour que je l’interviewe, me parler de sa vie d’une voix chaude et rocailleuse.

Thèrese Clerc

Le plus dur passé, les premiers pleurs essuyés, je tire un premier  premier constat. Thérèse, en demandant à ce jeune réalisateur qui l’avait déjà suivie dans le cadre du tournage des Invisibles brise deux tabous: celui de cacher la déchéance qui guette chaque corps âgé comme s’il s’agissait d’un processus de pestiféré-e alors qu’il n’y a rien de plus naturel que de mourir et vieillir, et celui de reléguer ce même processus dans le domaine du privé. En montrant ses derniers instants, c’est le slogan féministe de « le privé est politique » qui me revient en mémoire. Thérèse lève le voile sur son espace privé en mettant en scène sa mort.

La mise en scène est laissé au jeune réalisateur qui, de son propre aveu a beaucoup hésité avant d’accepter la demande, qui évidemment venait de Thérèse!

Que voit-on? Des images et des paroles de Thérèse aux prises avec la difficulté du quotidien, intercalées avec des retrospectives de ce qu’auraient été ses vies passées.

C’est là que l’horreur survient. Certes le film est « émouvant », Thérèse y est magnifique, certes on est confronté au tabou du grand âge, mais le film est une suite de petites trahisons mièvres et bonbons à la rose, une pudibonderie mal placée.

D’abord parce qu’il recadre Thèrèse dans un milieu patriarcal, la famille, auquel elle a si longtemps essayé d’échapper, sans même évoquer le fait qu’elle voulait terminer ses jours aux Babayagas, maison auto-gérée qu’elle a monté de sa persévérance dans une perspective libertaire et féministe mais n’a pas pu rejoindre. Rien, nada.

Evidemment je pose la question au réalisateur après avoir visionné le film, dans la salle du Grutli à Genève. Il me répond « Ne ravivons pas la polémique ». Cela, c’est totalement anti Thérèsien, elle qui n’avait pas peur de monter au créneau (sur ce plan là, elle m’a tout appris: le sens de la formule, la ténacité, apprendre à ne pas avoir peur de l’adversité). Elle a par exemple montré son corps nu de femme âgée dans une perspective sensuelle et érotique dans un reportage « Insoumise à nu » et une série de photos. On mesure la différence de l’angle pris quand c’est une femme reporter qui tourne: elle laisse plus de liberté à Thérèse pour s’exprimer, elle ne cherche pas à aller farfouiller sous les formules militantes. Sébastien Lifschitz lui dit: je voulais montrer la femme ordinaire, dans son quotidien, je me méfie toujours de la politique et de « l’encartage ». Pourquoi enlever l’extraordinaire de la vie de Thèrèse? Pourquoi vouloir focaliser sur ses années de mariage et sa maternité?

Bref, il la recolle à la maison, mourante, et lui enlève ses ailes. Les ailes du désir, si joliment décrites dans les Invisibles se fanent. Ce qu’elle aurait peut-être voulu, une vision radicale de la mort, une éradication du privé et du tabou de la mort, n’est qu’effleuré. Elle aurait voulu être filmée jusqu’au bout et ne l’a pas été: aurait-elle aussi voulu avec insistance autre chose, que nous ne saurons jamais? Clément Graminées parle de rendez-vous manqué  et d’excès de pudeur de la part du réalisateur. Un excès de pudeur  qui selon moi sape la vision radicale de cet icône du féminisme et lui coupe l’herbe sous le pied.

A la fin du film comme au début, nous avons deux hommes sur la scène, un qui a reçu le prestigieux Queer Palm et l’autre qui dirige le festival. Ils prennent la parole et la lâchent difficilement, même quand ils la déclarent d’emblée dédiée aux questions de la salle.

 

Deux hommes donc, parlent sur « Thèrèse », l’un qui dit l’avoir connue pendant mai 68 (elle qui a toujours dit qu’elle avait loupé le train de mai 68) et l’autre qui décrit sa dignité, son courage face à la souffrance, des thèmes quasi religieux et oppressifs quand il s’agit de reléguer les femmes dans le mystère de la création divine.  Je suis bouleversée, et comme personne ne lève la main je reprend le micro, et c’est là qu’on me coupe la parole, m’intimant de revenir discuter à la fin avec les deux hommes dans le cadre d’une discussion privée. A la fin, un jeune homme vient me voir, et s’excuse: « Ils vous ont coupé la parole, et pourtant ce que vous disiez était intéressant. »

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Heureusement pour le film, heureusement pour Thérèse, ses enfants et petits enfants , filles comme garçons, lui rendent justice, et remettent sur le tapis la transition de sa vie de maman bourgeoise catholique vers sa vie de militante féministe, devenue lesbienne par « choix politique », échappant à la famille de ses parents par le mariage, à la famille de son mari  par la fréquentation des pères humanistes de l’église, et goûtant par leur entremise au frais parfum de la rébellion qui restera le sien, jusqu’au bout.

 

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Je suis Marie

Hier c’était l’anniversaire de la mort de Marie Trintignant. Au Père Lachaise j’ai retrouvé des gentes des Chiennes de garde, de Zéro Macho et de « Encore féministes, aussi longtemps qu’il le faudra ». Pour l’instant, ces groupes féministes étaient de l’ordre de la pénombre virtuelle sur Face Book pour moi. Voici, le rideau se lève, le virtuel s’ouvre sur des visages. Avant qu’illes arrivent tou-te-s j’ai pleuré. J’ai erré dans le cimetière du Père Lachaise, hagarde, saisie d’angoisse même devant la tombe de Colette.

IMG_0355Plus haut, les touristes défilent devant la tombe de Marie, placée à coté de celle de Gilbert Bécaud. Le guide explique l’actrice, son enterrement aux cotés du compagnon de sa mère. Rien rien sur la violence conjugale. Rien sur le fait que c’est l’anniversaire de sa mort. Aucun traitement de l’évènement « mort » aucune remise en contexte. Rien. Les tombes autour sont fleuries, celle de Gilbert Becaud attire, celle de Marie est blanche, nue, triste à mourir.
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Ce n’est pas l’acte de Cantat qui me fait mal (même s’il me fait mal), c’est l’oubli de la violence faites aux femmes, l’enterrement profond et la mise en veilleuse rapide dans ce contexte patriarcal de tout ce qui vient des femmes violentées elles-mêmes. les expert-e-s, les pros, les psy font des colloques, les assistant-e-s socia-les-ux montent des associations, mais RIEN ne vient des victimes elles-mêmes, elles n’ont pas de communauté, d’appartenance, de lieux de resources déconstruits et reconstruits selon leurs propres termes.. En Inde on a le gang des saris roses, en Europe on a quoi?
Que se passerait-il si les victimes ne se laissaient pas – n’étaient pas forcées de se faire oublier en tout petit catimini? Si on ne pouvait plus oublier, les hommes réfléchiraient indéfiniment et suspendraient leur geste.
C’est pourquoi je salue François Cluzet, le père d’un des fils de Marie qui avait 10 ans au moment du meurtre (pardon – pour être politiquement correcte il faudrait dire « homicide involontaire » puisque c’est ainsi que le crime fut juridiquement qualifié par les tribunaux de justice). François Cluzet qui souligne la souffrance de l’enfant orphelin, ses possibles dérives et velléités de vengeance, sa fragilité induite par la disparition de ce pillier maternel dans sa vie. François qui dit et fait publier, François si discret ne se tait pas et dit « Non, je ne pardonnerai jamais.» Avant d’enchaîner: «Je ne pardonne pas aux gens qui frappent les femmes, qui les tuent ». http://www.lefigaro.fr/…/03002-20150615ARTFIG00129-francois…
Moi non plus je ne pardonne pas à notre société d’enterrer les violences conjugales, de les minimiser, de les rendre historiquement invisible. Je voudrais soulever la tombe de Marie avec un ras de marée de nos larmes – nous les cartographiées victimes condamnées à la camisole de parole, nous quand on nous dit: tourne la page, ne soit pas angoissée, pense à tes enfants.
François Cluzet, montre par cette prise de position – en pensant par ailleurs à l’enfant – que l’oubli n’est pas possible, il n’est pas possible à moins de le cantonner dans une sphère strictement privée (préfabriquée rhétoriquement pour ségréguer la saine colère subversive des femmes qui devient alors « hystérie » ou « folie » – cf Camille Claudel) d’où lui en tant qu’homme célèbre est légitimé pour parler, mais pas moi en tant que femme mère et victime.
Oui, je voudrais pleurer et pleurer, devant ta tombe c’est mon désespoir qui me submerge, un gouffre au bord duquel le bout des mes doigts de pieds est en équilibre instable. Le problème, ce n’est pas Cantat ou l’homme violent, le problème c’est nous tout autour qui voulons vite vite au nom du « positif » du « tourner la page  » du « pardon religieux » oublier et ne plus parler de ce qui est la fabrique du faible sexe des victimes. Si elles n’étaient pas faibles, elles parleraient, non? Alors il faut les faire taire, les reléguer dans des espaces de traitement psy, de médiations écrabouillantes, de travail en réseau dénigrant, et si tout cela ne marche pas, dans une tombe

Au Père Lachaise, nous étions une poignée. Sur Twitter quelques témoignages poignants ont émergé :

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Nous sommes Marie, aussi.

L’enfant bulle

L’enfant flottait à un mètre du sol en position foetale, dans un liquide opalescent de couleur rosée quand A arriva dans la chambre. Une lumière s’exhalait en pulsations douces de la poche amniotique. L’enfant balançait mollement au rythme de cette vibration pulsatile  émanant du masque recouvrant entièrement son visage poupin. La masse gélatineuse présentait des structures veineuses qui opacifiaient la transparence originelle. Des petits tourbillons rouge sang, des agglomérations filandreuses flottaient dans le liquide baignant ses membres, dessinant de fines arabesque et des dentelles d’une substance mousseuse. L’enfant n’était pas mort. Ses bras bougeaient, ses pieds dansaient et sa tête se tournait vers les sons avec souplesse. Les gestes étaient fluides, calmes, apaisés. Au toucher la poche était chaude et douce comme la peau tendue d’une personne enceinte. Des exhalaisons de quiétude et béatitude quasi hypnotiques flottaient dans la pièce. Autour du ventre artificiel, on avait installé des poufs et des hamacs, afin de tenir compagnie à l’enfant bulle. Les personnes entrant dans la pièce éprouvaient de plus en plus de difficultés à en sortir, et certaines avaient même commencé à communiquer qu’elles souhaitaient venir mettre leur masque dans cette chambre et ne plus jamais ressortir, pour entrer dans une communion amniotique avec l’enfant. B fut bientôt incapable de répondre et contrer toutes les demandes insistantes pour venir toucher et palper l’enfant à travers la poche. B était de plus en proie à l’angoisse que toutes les personnes de sa maisonnée ne décide de s’affubler d’un masque en permanence ce qui laisserait B dans la solitude la plus complète pour régler les détails logistiques, chose qui lui semblait inconcevable après tous les efforts entrepris pour demeurer efficace et de bonne humeur auprès de ses pairs. B avait pu cacher la mort de la jeune personne roumaine, mais n’avait pas anticipé le choc que causerait sa disparition à aux enfants, loin d’être dupes de ce qui s’était passé. La fuite permanente pour échapper à ses émotions conduisait inexorablement à la perte de tout ce qui comptait dans son existence. Finalement, à bout de ressources, appeler le support technique après vente et avouer que le masque commandé pour une personne roumaine avait été subtilisé par son enfant était apparu comme plus sage. Les conséquences pénales on verrait plus tard.

« Pour les manifestation indésirables veuillez appuyer sur 1. Pour commander un garde masque sur 2, pour une aide à distance pendant le rituel d’accommodation sur 3. Pour toute autre demande, veuillez appuyer sur 4. Veuillez patienter, nous vous mettons en relation avec notre équipe de conseil à la clientèle. Pour notre sécurité juridique cette conversation peut être enregistrée. Veuillez nous excuser, tout notre personnel est en ligne. merci de renouveler votre appel ultérieurement, de 10h30 à 11h15 les mardis, jeudi et dimanches fériés. Vous pouvez également consulter notre site web ou utiliser notre formulaire de contact. Nous vous souhaitons une agréable journée avec nos produits AVAZ »

Le succès des masques rendait difficile l’accès au support technique. Au bout de deux semaines, B avait fini par obtenir une intervention d’urgence. Après avoir épluché le site web dans tous les sens pour trouver un formulaire de contact, une petite enveloppe minuscule au bas de l’écran à coté du SIRET une fois cliquée avait donné naissance au message le plus bref possible « Au secours. J’ai un enfant bulle ». AVAZ avait réagi dans la minute, craignant un fiasco de communication virale sur le web.

« Veuillez décliner votre date de naissance, numéro de sécurité sociale et date et lieu de l’achat. Vérifiez que êtes en possession d’une garantie valable et veuillez accepter nos conditions générales d’assistance en urgence pour accélérer la procédure ». Conditions générales: « AVAZ décline toute responsabilité en cas d’utilisation abusive du masque au delà des utilisations prévues dans les conditions générales d’achat que vous avez accepté avant la livraison de votre avatar. Toute intervention non couverte par la garantie sera facturée au prix coûtant. Veuillez noter qu’en raison du risque de propagation des systèmes de bulles formées au sein d’un foyer. la formation de bulles est considérée comme une atteinte à l’ordre publique nécessitant l’intervention immédiate de la brigade des stupéfiants virtuels. »

B à ce moment avait senti ses émotions quitter son corps, son coeur se geler, et identifié une pulsation minime, un tic émanant de son masque. La peur qu’il se détache lui avait fait porter ses doigts au visage, et ils y étaient restés collés. Il lui avait fallu les arracher pour éviter que les fils gélatineux ne commencent à s’immiscer dans les pores du bout de ses doigts. Enfin la firme lui avait envoyé A et A lui avait ôté tout espoir sans qu’aucun sentiment ne puisse sortir de son coeur. B avait conscience que son état n’était plus très normal, cette dichotomie entre le ressenti et ce qui aurait du être ressenti – l’enfant était en danger –  cependant la seule idée de la souffrance à venir quand son masque serait retiré lui était insupportable.

B n’avait plus quitté son masque depuis longtemps, espérant se retrouver dans une bulle, mais la bulle n’était pas venue. C’était injuste. L’enfant semblait baigner dans un bonheur complet qui échappait à B désormais. Impossible d’en douter, ses yeux mi-clos étaient lisses, son front serein, et sa bouche détendue pourvue d’un léger sourire de bouddha.

A sentit son coeur se serrer violemment parce que l’issue lui était claire. Il n’y aurait pas d’échappatoire et le devoir lui dictait de sauver les personnes qui n’avaient pas conscience d’être en danger dans cette pièce. Fallait-il dire la vérité ou bien laisser le choc se produire?

– Le masque perd de sa transparence. Je ne peux plus rien pour cet enfant, dit A. le mode d’emploi des avatars est clair sur ce point, il est dangereux de le porter plus de 12 heures d’affilée. Les enfants par ailleurs n’ont jamais été compris dans le protocole d’expérimentation. Je dirais que la vitesse de reproduction neuronales les placent, face à un organisme qui utilise la division cellulaire de son hôte pour se propager dans une situation particulièrement risquée. Cela, vous le savez déjà biensûr, mais pour les quelques nabots qui restent dans cette pièce et qui seraient tentés par l’expérience sachez que la bulle ne peut se développer que sur un corps d’enfant en pleine croissance et avant la puberté. Sortez maintenant et laissez moi faire mon travail. Pas vous, B vous devez rester.

B se tenait en retrait sur le pas de la porte, sans regarder la scène et sa voix parvint à A dans un chuchotement lent:

– Je croyais que vous pouviez toucher son esprit. Il faut l’aider.

– Je ne le peux pas avec les personnes qui portent des masques, comme avec vous d’ailleurs. Le masque substitue des informations neutres à des émotions sincères qui m’empêchent d’entrer en résonance empathique avec vous et d’analyser avec certitude le flot de votre pensée pour en détacher des sens probables. Je peux cependant deviner un certain nombre de choses par votre regard, mais vos manifestations émotives me sont coupées. Vous êtes vous-mêmes dans une mini bulle, B. Vous arrivez à en maîtriser les effets secondaires parce que vous enlevez de temps en temps ce masque pour dormir, quoique je vois que les soudure autour des oreilles sont presque hermétiquement closes. Attention B, ne vous faites pas d’illusion. La dichotomie que vous ressentez va aller s’amplifiant, et ne pensez pas que vous pourrez partir sans souffrir. Votre esprit logique et rationnel ne se laissera pas faire, il est bien conscient des enjeux vitaux. Depuis combien de temps cet enfant porte-t-il ce masque?

– Je … ne sais pas. Un mois, peut être plus. Cela a commencé pendant mon sommeil, je ne pouvais pas savoir.

– Enlevez votre masque, B. Voilà qui pourrait aider, Montrer lui vos sentiments.

– Je ne peux plus.

– Cet enfant s’est pour ainsi dire  enfermé dans son masque. Il vous a suivi dans votre bulle suite à un choc émotionnel. Seul un autre choc, d’une amplitude frontale appliquée à son esprit rationnel pourra l’en sortir. Y-a-t-il d’autres enfants? – Il y a.. Il y a un autre enfant. Je ne pensais pas que le masque pouvait avoir ces effets là. Que va-t-il se passer?

– J’ai perdu tous les enfants qui vivaient sous mon toit, dit A. Tous jusqu’au dernier contaminés par cette stase envoûtante, cette pulsation morbide. Mais cette poche, je n’ai jamais vu un truc pareil. Si celui là n’en sort pas, l’autre suivra. Ce masque était de plus destiné à une autre personne, voyez là et là: les connections autour du nez et des oreilles sont surdimensionnées. Cela a du provoquer un processus d’acclimatations très douloureux, la pieuvre gélatineuse a certainement du faire le forcing et endommager au passage certaines connections pour s’implanter. C’est un massacre. Vous le subirez aussi, si vous portez votre masque trop longtemps. Votre tristesse doit être affrontée, votre colère aussi.

B préféra changer de sujet.

– Vous ne pouvez pas lui parler?

– B, je peux lui parler, comme vous le pouvez. Cet enfant entend encore les mots. Pourquoi ne lui parlez vous pas?

– Lorsque je lui parle, la poche grossit, le masque devient plus opaque. Il s’agite, porte ses mains à son visage et parfois le masque perd du sang.

– Voilà pourquoi la masse est teintée de rouge. Vous le voyez à travers un rideau de  sang. Enlevez votre masque. Montrez lui que c’est possible. Si cette opération ne lui a jamais été expliquée il ne peut pas savoir que c’est possible.

-Je n’y arrive pas.

– Pourquoi?

– Ce n’est plus possible pour moi de retirer volontairement le masque en journée. Pour le retirer, j’ai besoin de solitude, du noir. J’ai l’impression désagréable de m’arracher les yeux, et que mon cerveau s’écoule par les orifices de mon nez. C’est très pénible, je le fais petit à petit pour ne pas trop souffrir.

A soupira.

– Pourquoi avouer votre souffrance psychique vous pose-t-il un si grand problème? Je vais veiller ici et parler à cet enfant. Ne laisser plus entrer personne et ne vous attendez à rien d’extraordinaire.

L’enfant continuait ses mouvements pulsés lent, ses bras dirigeant un orchestre imaginaire, un parterre de danseurs et danseuses rassemblé-e-s tournoyant lentement. A voyait distinctement les robes longues et fluides suivre la pavane lancinante s’élever dans la tristesse des cors, et une lumière douce éteignait peu à peu les feux du soleil. Plus loin une infante défunte, les mains repliées, sage dans un linceul blanc, les joues encore fraîches de la vie qui avait laissé son corps. Une mère hurlant et hoquetant, son corps secoué de rage, jeté à terre, se roulant, se vrillant.

-Crois-tu encore pouvoir toucher B au travers de son masque?  Enfant, tu vas mourir d’extase dans ton univers virtuel. C’est ton choix.

A d’un geste balaya la musique et en substitua une autre. Je n’irai pas contre ton choix.

– Tu essaies de me convaincre de sortir.

– Oui. J’ai mes raisons, mes choix propres.

– Explique.

– Tu a choisi de couper les sensations qui te relient au monde et de fabriquer les tiennes. Ce rêve est puissant, magnifique. Cependant la matière qui émane de ton masque exerce une fascination  sur les personnes qui t’entourent. B est d’ores et déjà de l’autre coté du rêve quant à-

– B a choisi d’appliquer le masque sur son visage, en nous abandonnant derrière. B est là-mais-pas-là et c’est horrible!

– N’as-tu pas fait de même? N’as tu pas laissé des personnes dans la solitude?

– Je sais que je m’éteins, peu à peu sans souffrir. Si je revenais, je souffrirai à nouveau. Est-ce que je pourrais vivre?

– Peut être, mais probablement pas. La substance a envahi tes organes vitaux. Si tu le retires, tu mourras, c’est la probabilité la plus élevée.

– Tu voudrais me condamner à souffrir alors que je pourrais partir en douceur. Pourquoi devrais-je accepter?

– C’est toi qui choisiras. je te demande juste de promettre d’examiner attentivement les conséquences de ton choix. B a choisi le masque qui t’a coupée de la chaleur de ses émotions. Ce retrait massif d’investissement émotif autour de toi a provoqué une souffrance vive. Pour te venger, tu a mis ce masque. Le masque agit plus rapidement sur les enfants, il imprègne plus rapidement les structures neuronales de tout ton corps, des intestins au cerveau. Il a substitué sa logique d’être vivant à la tienne, en endormant ta douleur. il s’agit avant tout d’un organisme parasite. Il t’apporte une logique artificielle venue du dehors, qui n’est pas la tienne. C’est le syncrétisme vivant d’une drogue très puissante. Les personnes qui en ont conçu le mécanisme ne l’ont pas prévu pour les enfants, mais n’ont pas anticipé la logique interne d’animal vivant de ces objets qui les poussent à envahir l’espace vivant autour d’eux. Il est possible que nous arrivions à une osmose à l’avenir, mais nous n’en sommes pas là.

– Vous faites partie de l’équipe qui a conçu ces objets?

A soupira.

– Oui. Oui. Je voulais aider les gens à ne plus souffrir, à pouvoir être Zen. On ne peut pas être libre en annihilant la souffrance et la colère. Ce sont des énergies puissantes qui peuvent nous servir à construire un monde meilleur.

– Je suis peut-être en osmose avec mon masque. Comment pourrais-tu le savoir?

– Ta volonté est-elle intacte? Peux-tu encore choisir?

– J’ai l’impression de ne plus vouloir que cette bulle qui me berce et me protège.

– Elle te coupe de ceux qui ont un jour compté pour toi, qui ont vécu leur vie avec toi. Et  C? N’y a-t-il plus rien qui ne te rattache à C? C  de sa cachette étouffa un juron de surprise.

– C? Je le vois pas!

– Mais moi oui, car il ne porte pas de masque et je suis une hycamphe télépathe. C, sort de là, je sais que tu es là.

L’enfant rampa de dessous la commode joufflue. Ses petits pieds nus, les orteils ronds apparurent en premier, et ensuite son petit corps tendre. Le nez coulant, les yeux gonflés, les pleurs sur ses joues, des hoquets dans la poitrine. L’enfant couru jusqu’à la poche et se jeta contre elle. Un moment il sembla qu’elle allait l’englober avidement de toute sa masse creusée pour l’accueillir  mais D à l’intérieur souleva  ses pieds pour repousser C doucement hors du creux formé. C chancela et tomba sur ses fesses. Un doudou mordillé et tout gris était serré dans une main. L’autre main se tendit pour toucher la poche, se tendit vers D flottant dans le liquide. Regard implorant.

– Je m’ennuie D. Je m’ennuie beaucoup sans toi. Je voudrais venir avec toi et jouer comme avant. Je voudrais venir avec toi dans cette bulle. Je suis sans personne maintenant. E est partie, B est absente et toi tu passes tes journées dans tes rêves. D tourna la tête vers A.  A resta dans le silence puis:

– Tu vois maintenant  quelles sont tes options et leurs conséquences. B autrefois n’a pas réfléchi plus loin que l’impérieuse envie d’échapper à sa souffrance psychique et de cacher loin enfouie en son subconscient sa colère volcanique. Il aurait pu en être autrement. Se blinder dans son armure condamne à  l’isolement à long terme. Exprimer ses sentiments et ses émotion éloigne certes, mais seulement à court terme, et uniquement les personnes qui n’ont pas d’empathie. Faut-il vraiment  se blinder pour pouvoir subir leur présence? La solitude que tu as trouvé artificiellement te serait venue en laissant tes pensées libres dans leur expression, éloignant les personnes ne partageant pas tes vues et rapprochant celles qui auraient pu alléger ta souffrance et ton besoin de chaleur humaine.

– Je vois.

Le masque émit une vibration inquiétante. Son opacification s’intensifia et la lumière s’irisa davantage de trainées de sang. A retint son souffle, voulu avancer vers la poche, mais ses muscles refusèrent d’obéir, engourdis, pris d’une torpeur langoureuse. A se trouvait dans un rêve dont on n’arrive pas à s’extirper, ou du moins la sensation de difficulté à se mouvoir était-elle la même. D éleva les mains vers la substance greffée à son visage, agrippa les doigts à la masse veineuse et tira de toutes ses forces. Un flot de sang jaillit dans le liquide, le masque se referma plus fort avec un flop d’huitre laiteuse sur son visages, et ses doigts.

– Tu n’es plus libre, D. D agita la tête, le liquide tremblait dans la poche.Impossible de parler, sa bouche était remplie de la masse visqueuse. Tout se passa vite. C plongea la main dans la poche en crevant la peau soyeuse et agrippa le pied de D. Ille déchira l’orifice pour l’agrandir et se glissa comme un têtard à l’intérieur. Ille se hissa sur les genoux repliés en position foetale qui ne bougeaient plus. Des flots de sang jaillissaient du masque, aveuglant C. Ille saisit à deux bras le biceps de D et se hissant encore s’installa à califourchon. La bulle entama un lent mouvement de rotation pour amener la partie perforée vers le haut, les bords commençant à se refermer en laissant échapper une mousse rosée. C déstabilisé se retrouva pendu, la tête en bas, les jambes enserrant le bras de D, qui avec retard suivit le lent mouvement de rétablissement de la bulle. Ille saisit les bords du masque de D, qui dans un dernier effort porta aussi les mains au visage, pour agripper les bords du masque et tirer. Le sang s’échappant du masque devenait noir, envahissait tout. A ne voyait presque plus ce qui se passait dans la bulle. C  tira en s’aidant du poids entier de son corps. Il lâcha les pieds et s’arc bouta avec ses pieds sous les aisselles de D pour tirer encore plus fort. C sentait ses forces l’abandonner, des filaments gélatineux s’enfonçaient dans son nez, une douce sensation de torpeur l’envahissait. Alors D rejeta d’un coup sec sa tête en arrière et combiné au poids de C, la force exercée fit céder le masque qui céda d’un craquement brusque. La bulle vomit son contenu visqueux et sanguinolent sur le sol, et A s’approcha enfin, sortant de sa paralysie involontaire. C et D gisaient entremêlés sur le sol. Le masque tentait maintenant une adaptation au visage de C, dont le corps semblait parcouru de violents soubresauts.  A arracha le masque et le fourra immédiatement dans un garde masque scellé. D avait perdu son visage, rongé et lissé par le parasite, mais ses pensées s’élevaient claires et nettes de son esprit. C, encore tremblant de frayeur prit D dans ses bras et murmura:

– Maintenant tu es libre de partir si tu veux.

A dirigea le flot de ses pensées vers l’esprit ruisselant de souffrance.

-Il n’y a pas de liberté sans douleur. Je ne m’attendais pas à ce que tu réussisses.

-Ma fratrie… Moi oui, mais pas ma fratrie. C jure moi de ne jamais porter de masque.

Comme les nerfs longtemps endormis se réveillaient, D fut submergé par la douleur et se tordit en deux, haletant.

– J’ai pas envie. regarde ce que ce masque a fait de toi.

A leur prit la main, et les deux enfants s’endormirent peu à peu sous l’effet du sédatif télépathe que A leur administrait.  B derrière la porte secoua la tête et s’éloigna d’un pas mesuré. Tant de souffrance au bout du compte. Le boomerang parti loin dans le ciel revenait frapper au coeur de sa cible.

PS merci tout spécial à l’artiste qui a graffé l’image ci dessus sur la porte vermoulue du 10 bis dans le quartier des Grottes. Cette image est depuis affublée d’un smiley, je suis donc contente de l’avoir photographiée avant disparition.

Le Masque

Au début, je le prenais pour sortir. Juste pour sortir. Chez moi c’était un cocon tendre, un peu flasque, que je suspendais au porte manteau. Une matière gélatineuse, qui épouserai les contours des mes orbites, de mon nez, s’accrochant comme par un aimant aux aspects saillants de mon visage.

Parce que dehors, il ne faut pas montrer ses émotions. On sait qu’elles existent, qu’elles s’allument et vrombissent comme des essaims d’abeilles dans notre esprit, mais l’esprit du temps lui, est au ton mesuré, au léger sourire accroché à un pas méditatif, oui la pleine conscience souriante voilà ce qui marche, dehors. Pour avoir un job, pour se marier, pour avoir des relations amicales et séduire dans les clubs de sport ou en politique, on se doit d’être diplomate, d’avoir le sens de la mesure en toute choses, et moi, je n’ai jamais su. Voulu ça oui, j’aurais voulu me fondre dans la masse, que l’on m’accepte et me dorlote, mais tout mon être vibre d’une colère qui ne peut être désormais contenue que par mon avatar.

Un jour sur Instagram, j’ai vu la photo d’une fille trop cool. Les cheveux blonds, le regard bleu jade levé vers le ciel, et une couronne de fleur qui ceignait sa tête, comme une ange-déesse tombée du ciel. Elle se promenait les seins nus, avec des slogans peints en noir sur sa blanche peau veloutée de jeune fille. Parfois, on la voyait avec une tronçonneuse qui débite des rondins de croix orthodoxes. Dans toutes ces apparitions, elle a l’air de rester calme, de maîtriser ses affects et de ne donner sens qu’à ses actes. Tout comme le pantouflard devant l’écran éructant ses fantasmes, l’œil vide, calme et résolu, le masque facial donne le change, envoie la pantomine d’un être appliqué et concentré sur sa besogne.

J’ai pensé voilà ce qu’il me faut pour réussir, dehors. Une semaine plus tard, j’ai reçu mon avatar par la poste. J’ai ouvert le paquet, bien ficelé de liens blancs qu’il m’a fallu couper au cutter. Pour finir, un boitier blanc et très lisse frappé d’un fruit stylisé en argent entourait un truc flasque et mou. Cela n’avait ni forme, ni goût, ni couleur. C’était une masse invisible quelque peu gélatineuse, qui adoptait instantanément la couleur de la surface sur laquelle elle était posée.

Le mode d’emploi comportait quelques explications lacunaires autour du logo. Le tout dispensé sur un papier glabre et glacé d’une blancheur éblouissante. Il fallait porter ce masque à l’extérieur uniquement et ne jamais, jamais le prêter sous peine d’en abîmer le mécanisme d’adaptation extrêmement sensible aux ondes neurologiques. « Vous venez de recevoir votre avatar. Désormais cet objet, qui tient lieu de poche à votre visage pourra vous permettre de contrôler votre masque émotif, vous rendant invulnérable. Vous serez désormais toujours Zen et efficace pour votre entourage. Posez simplement votre avatar sur votre visage, il est conçu pour se connecter tout seul en s’infiltrant progressivement par les orifices de votre visage jusqu’aux connections intimes de votre cerveau. La substance gélatineuse va progressivement constituer une mémoire de votre configuration neurologique et cognitive, et transmettre ces informations en surfaces pour limiter les apparitions trop visibles lors de vos pics émotifs. Dans un deuxième temps, une fois cette première phase d’adaptation réalisée, la substance enverra des micro fils tisser leur toile dans tous les canaux de votre corps, à commencer par les intestin, puis les réseaux sanguins et lymphatiques. Quand cette phase sera terminée, vous serez véritablement en harmonie interconnectée avec votre avatar. Vos interlocutrices et interlocuteurs auront donc en permanence devant eux l’image d’une personnalité équilibrée, maîtrisant ses émotions et ses interactions sociales, ce qui vous permettra de mener vos études, vos missions et vos travaux avec une chance de réussite inespérée. »

« 80% de nos communications sont du domaine non verbal, et il existe des personnes qui ne savent comment se conduire pour être en adéquation avec leurs objectifs de vie. L’avatar leur permet de pallier à cet inconvénient, en assouplissant les traits du visage et en annulant les marques émotives intempestives qui apparaitraient sur le visage dès l’envoi des informations depuis le cerveau. La seule partie pénible du processus est vécue pendant le rituel d’accommodation, des sensations d’étouffements, de difficultés à respirer, des maux d’estomac pouvant surgir dans seulement 95% des cas, de manière très transitoire. De rares cas d’allergies ont également été signalés. L’avatar se détache de lui même automatiquement lorsqu’il détecte un danger de cet ordre et tombe au sol. »

Il y avait un petit rituel dit « d’accommodation ». Cela consistait à s’isoler dans une pièce absolument sombre, sans bruit, sans personne à proximité, et dans le plus grand secret, poser l’avatar sur la peau de son visage, et étaler délicatement du bout des doigts par petite touches la matière fraîche jusqu’au cou.

Je l’ai fait, et j’ai attendu les effets. Rien, rien ne s’est passé. J’ai été la proie d’une colère très intense, j’ai bondi et j’ai couru vers le miroir de la salle de bain. Là, un visage parfaitement calme, serein me regardait, avec une certaine ironie dédaigneuse pour ce qui se passait dans mon cœur, qui battait le chamboulement de la rébellion.

J’ai failli m’évanouir. J’ai pensé que je n’étais plus moi. Lentement mon cœur s’est calmé, j’ai pris mes affaires et j’ai poussé la porte pour aller voir dehors.

C’était magnifique. Les gens me regardaient au fond des yeux, ils écoutaient ce que je disais. En réunion mes projets passaient, il me suffisait de regarde et de lancer mes regards absolument P-E-N-E-T-R-A-N-T-S pour convaincre mon auditoire. J’ai eu promotion sur promotion rapidement et j’ai grimpé un à un les échelons du pouvoir.

Le soir, je rentrais, je posais mon avatar, et je pouvais être moi même. Sans effort, tout simplement, le dehors et le dedans s’emboîtaient sans efforts apparents, finie cette interminable lutte entre mes valeurs et ma conduite. Chez moi je pouvais rire, hurler pleurer et dire ce que j’avais sur le cœur, et dehors je portais mon bouclier émotif en jouissant de la conquête du pouvoir.

Jusqu’à ce jour fatidique. De retour chez moi, j’ai posé mon avatar dans mon coffre-fort. L’idée de le perdre m’obsède de plus en plus, je dois constamment vérifier sa présence, lorsqu’il n’est pas sur moi.

On ne m’attendait pas. Ma meilleure moitié était devant une série télévisée, avec un T-shirt marron sur lequel était écrit en jaune « la vida del sofa ». Les enfants ne me voyaient pas. Illes jouaient ensemble, très concentré-e-s, en s’invectivant d’attaques pokémon.

J’ai lancé « Bonjour », mais le son est tombé dans le silence de la réponse. J’étais comme invisible. Une grande fatigue est tombée sur moi soudain, à l’idée de me rendre dans la cuisine. Depuis dix ans, deux repas par jours, mettre la table et débarrasser, pendant que la maisonnée s’amuse. Deux fois deux heures par jour, pendant dix ans. Parfois on « m’aide ». C’est gentil de m’aider, en général on ne suit pas mes consignes, comme si ces dix ans de compétences accumulées ne valaient rien. D’ailleurs ma meilleure moitié est d’avis que la plupart du temps, je me complique la vie avec pas grand chose. Dix ans de demandes réitérées, d’appels au secours, de larmes, de crises. Soudain il m’apparaît impossible de contenir une rage furieuse qui remonte le long de mes bras, court dans mes jambes, bécote de chair de poule ma peau. J’entre dans la cuisine, j’ouvre avec fracas un placard. Personne n’a vu, personne ne me regarde, le sens de ce personne explose dans mon coeur. Qui sont ces gens qui vivent avec moi? Est-ce vraiment chez moi ici? J’ai comme l’impression d’avoir déjà vu ça il y a longtemps.

Je vois une pile d’assiette et j’entonne la chanson de Pierre Perret « Savez-vous casser la vaisselle ». Ma meilleure moitié me rejoint et me dit « Tu sais comment ça c’est terminée la dernière fois où tu as fait cela. ». Une ambulance, l’hôpital, la camisole chimique. Je sais bien oui qu’après ce jour là j’ai aussi décidé de ressembler à cette jeune femme blonde, couronnée de fleurs, maniant la tronçonneuse avec un calme « Gougesque » et un sex appeal non moins affriolant.

Je ne veux pas ça. Je ne suis pas comme ça. La rage fait blêmir et trembler mes joues. Ma meilleure moitié sort de la cuisine, une bière dégoupillée à la main.

Je ne comprends pas ce qui se passe. Je croyais qu’ici c’était chez moi, que je pouvais être moi, et je ne le suis pas.

J’ai deux solutions. L’avatar, ou l’avatar pour sortir de cette impasse. Un divorce, une séparation me précipiterai dans la précarité. Sans compter que les repas, il faudrait toujours les préparer, dans une cuisine moins bien équipée, avec moins d’argent.

Tout d’un coup le dehors m’apparaît comme un lieu libératoire. Si je pouvais ne plus sortir de dehors, là où je peux me promener avec mon avatar en toutes circonstances… Il me protège désormais. Il aplanit pour moi les obstacles.

Je peux le porter dedans, aussi, mais c’est contre indiqué. L’avatar n’est pas capable de résister à la charge décuplée des impulsions du dedans, et il lui faut un temps de récupération pour reconstituer ses circuits biologiques. En plus, une fois que l’avatar a creusé ses tunnels dans la chair de notre écosystème pour y tisser sa toile, on ne peut plus rester plus de 12 heures sans le porter. Sinon on a l’impression que des milliers de chenilles tracent leurs chemins à coup de fines dents acérées, des asticots vrillés et frénétiques qui se tortillent dans les intestins, le cerveau enflammé et douloureux… Non, ce truc, une fois que vous y avez gouté, vous ne pouvez plus vous arrêter.

Deux semaines plus tard, j’avais réglé le problème. Quand la porte a sonné, un mercredi matin, et s’est ouvert sur le visage brillant d’espoir d’une jeune personne roumaine j’ai ressenti un soulagement intense. Elle a été un peu effrayée par le paquet gélatineux que je lui ai tendu, c’est vrai qu’il ressemblait à un tas de viscères, ou de couleuvres se tordant nues au soleil. Vous verrez, lui ai-je dit, on s’y fait si bien et si vite. Il y a un rituel d’accommodation un peu difficile, mais ensuite c’est comme une seconde peau, que vous pouvez porter en permanence. Je lui ai tendu l’avatar que j’avais reçu le matin même, en prenant soin d’enlever le mode d’emploi. Elle est entrée dans la pièce sombre, effrayée. Elle en est sortie heureuse et efficace.

Alarme bleue noyée dans l’éther

Au petit matin, une femme pleure. Assise sur le banc à l’entrée du lotissement, c’est pour donner une scène à sa peine, et les voitures des voisins glissent devant elle en ronronnant, moteurs bien huilés.

Le temps passant, elle pleure de plus en plus fort. Ce n’est pas possible qu’on ne la voit pas. Les voisines aux yeux baissés fuient devant elle, leurs enfants aux quenottes confiantes écrasées dans la main, et seuls les petits tournent le regard vers les yeux gonflés, les sanglots bruyants. Des hurlements, presque.

Personne ne s’arrête. Personne n’en parle.

Après de longues minutes, ce chagrin déposé asséché, du banc publique, la main crispée sur son ventre bedonnant, elle essuie ses yeux bouffis et se lève.

Soit. Puisque son malheur n’existe pas, puisque qu’il ne trouve pas de public dans le théâtre qu’elle a choisi, autant donner une autre tournure aux choses, et faire comme si rien, absolument rien ne se passe.

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Elle rentre dans sa maison, sort l’aspirateur, et les reins douloureux et les jambes lourdes, se remet à l’ouvrage, sans plus penser à rien. Immaculée. Mater dolorosa.

Voici maintenant que le nouveau né découvre un monde rangé et propre, et revient dans les bras de sa mère, sous les yeux jaloux de son père. Le chagrin tout propre aussi est descendu plombé au fond de ses yeux, il a désormais un éclat de dureté.

Tout remonte à ce premier regard de la mère sur son bébé, des yeux éteints le regardant avec fureur, tandis qu’il boit le lait du sein de verre. A sa bouche un sourire, une composition, et dans ses yeux froid comme un poisson jeté sur la glace pilée, un rejet total.

Mais la jeune femme est femme et belle, et elle le sait. Lorsqu’elle penche sa tête les yeux délicatement se baissent sur un désir coulant le long du rose de ses joues, glissant fouetté par le caprice des cheveux légers voletant autour de son front, une mèche égarée entre ses seins pleins. Sur son coup tendu la carotide bat son plein. Les années passent, deux autres enfants, une famille quoi. La jeune femme a des cernes, elle maigrit, et ses rêves s’effilochent. On lui devine un amant, elle se remet à travailler et le soir, quand elle rentre, elle verse un liquide ambré dans des bulles sombres. Elle doit travailler dur, pour ne pas penser.

Un beau samedi après-midi, elle prend des pinceaux, et sous les yeux de sa première enfant dessine un tableau sombre. L’enfant qui a huit ans, cherche son chat disparu depuis l’été dernier. Elle questionne, élabore des hypothèses, pleure en passant un disque craquant et crachotant les harmoniques angoissées d’Il Etait Une Fois Dans l’Ouest. Elle cherche l’animal dans le grenier poussiéreux, l’appelle sur les routes de campagnes caillouteuses, en pédalant vite sur son vélo rouge.

La femme ne répond pas. Elle passe de pièce en pièce avec des mots légers, et pour finir, sous le regard de l’enfant, peint son autoportrait, lentement, comme si le temps était en suspend. On y vois la tête et les épaules d’une femme de face, cheveux flottants sur les épaules. On ne distingue pas ses traits, mais elle semble figée dans un carcan bleu, tournée vers une liberté qu’elle ne peut atteindre. L’enfant ne peut détacher ses yeux du tableau. L’odeur de la térébenthine flotte dans la pièce, lui en rappelle un autre, celle d’une bouteille bleue, dans le placard de la salle de bain. Elle voit le regard flou dans le tableau, celui qui a disparu. Deux coques sont vissées sur les yeux invisibles. Elle voudrait en parler, mais la mère est appliquée à sa tâche, il n’y a pas de place pour les mots.

La mère accroche le tableau au mur, et l’enfant s’évanouit. La mère se penche et l’appelle, la secoue. La laissant sur le sol, elle se dirige vers le téléphone, mais voilà, l’enfant s’est assise. La regarde avec étonnement. La mère pose le téléphone. C’est tout.

L’enfant se frotte les yeux, sur le guéridon en verre, une petite bouteille bleue, translucide. Le capuchon noir est posé à coté, et aussi un coton neigeux, pas plus gros que le pouce.

L’enfant a quinze ans, et elle parle tout le temps. Elle dit tout ce qui lui passe par la tête dans une cohérence machiavélique. Elle s’attache à démonter verbalement tout ce qui l’entoure, dans le feu de sa vigueur. Elle démantèle et affronte pour que sur la table rase des décombres un nouveau monde s’élève, tout puissant. Sur le fil ténu du danseur cosmique elle s’élance, avec la vigueur et la force d’un taureau. Elle s’enferme dans sa chambre et passe des musiques violentes, danse jusqu’à à épuisement laissant couler la sueur entre ses petits seins dressés durs, et regarde dans le miroir les humeurs blanches suinter de sa peau, volcans en éruption. Elle presse les pores pour en extraire les tortillons blancs, elle met ses mains sous ses seins pour faire comme s’ils étaient gros. Allongée nue, elle promène ses mains sur son corps, et s’imagine et être un homme fou de désir, caressant la peau entre ses cuisses, là où c’est doux comme la peau d’un bébé. Son souffle s’enflamme, elle gémit.

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La porte de sa chambre est souvent entrouverte.

La femme en bleue est toujours à sa place, derrière un rideau de larmes virtuelles qui déforment son visage. Son regard de poisson froid est noyé dedans.

Un soir, ses parents partis, la jeune fille invite ses amis. Ils boivent l’ambre glacé et regardent leurs reflets dans les miroirs en riant. Ils ont la peau blanche qui tranche sur leurs beaux habits noirs. Les murs de sa chambre, d’un bleu sombre et éclatant, renvoient les images dans des miroirs. La pièce est emportée dans le courant puissant du fleuve, le ruissellement de l’eau sautant de miroir en miroir à l’infini. La jeune fille est habillée d’une longue jupe en fourreau qui épouse ses hanches rondes et enserre ses chevilles l’une contre l’autre. Elle ondule et rayonne.

La porte est entr’ouverte.

L’ombre de son père se projette. L’enfant pousse un cri et s’évanouit. Lorsqu’elle se réveille sur son lit bien fait, les amis sont partis, les bouteilles d’ambre rangées, les miroirs sombres luisent dans la nuit.

Elle descend en silence le grand escalier en pierre. Des bruits de voix étouffés, des éclairs percent la nuit, le poste de télé est allumé. Ses parents regardent « Champs Elysées ». La voix de Drucker est doucereuse.

– Pardon.

Les parents ne répondent pas.

– Ils sont partis quand ? J’ai mal à la tête.

Silence. Leur tête n’a pas bougé. Leur regard n’a pas cillé.

Elle remonte dans sa chambre. Tout à l’heure, un verre a laissé une trace ronde sur la table en verre. La table sous ses yeux est propre. Elle approche son nez de la surface, pas d’odeur. Elle passe son index, il laisse une traînée grasse.

Elle retourne en bas. La télévision ronronne sa litanie. Elle ne parle plus. Elle remonte, se couche. Derrière sa tête, sous ses doigts hésitants, elle sent une bosse douloureuse. Elle inspire, et croit déceler une petite odeur écoeurante, insaisissable, qu’elle connaît bien. Puis, le bleu de la nuit l’avale toute entière.

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Avortement et Finances – publié dans LE TEMPS

Avortement et finance (Article cité dans le Courrier International)

Surgi du passé avec son arsenal d’aiguilles à tricoter et d’arguments moraux assortis maintenant d’une panoplie «made in Switzerland» sur le droit des citoyen-ne-s à choisir ce qu’ils ou elles voudraient financer ou pas, le voici qui s’avance dans un habit blanc chaste, d’une pureté implacable, armé d’une patience et d’une ténacité véritablement efficaces. Le spectre de l’assujettissement que l’on croyait vaincu est bel et bien revenu

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Manifestations à Genève pour le maintien du droit à l’avortement en 2013