Les vies de Thérèse : une trahison?

 

Thèrèse Clerc, figure proue du féminisme et fondatrice de la maison de retraite autogérée les Babayagas à Montreuil est morte le 16 février 2016 dernier. Le réalisateur Sébastien Lifshitz vient de recevoir les consécrations du Festival de Cannes pour un film qui retrace les derniers jours de la vie de Thèrèse Clerc. Ce film, bien qu’émouvant laisse un arrière goût difficile de trahison par excès de pudeur.

Je savais que cela serait être dur de voir Thèrèse mourir à petit feu sur un écran, elle qui avait si gaillardement fait sauter des crêpes dans ma cuisine, elle que j’ai rencontrée dans le cadre de la manifestation annuelle des SEL (système d’échanges locaux ou SEL) en 2012 et revue dans le cadre des rencontres de l’Institut Renaudot sur l’habitat participatif à Meyrin, en Suisse. Elle qui était venue chez moi, pour que je l’interviewe, me parler de sa vie d’une voix chaude et rocailleuse.

Thèrese Clerc

Le plus dur passé, les premiers pleurs essuyés, je tire un premier  premier constat. Thérèse, en demandant à ce jeune réalisateur qui l’avait déjà suivie dans le cadre du tournage des Invisibles brise deux tabous: celui de cacher la déchéance qui guette chaque corps âgé comme s’il s’agissait d’un processus de pestiféré-e alors qu’il n’y a rien de plus naturel que de mourir et vieillir, et celui de reléguer ce même processus dans le domaine du privé. En montrant ses derniers instants, c’est le slogan féministe de « le privé est politique » qui me revient en mémoire. Thérèse lève le voile sur son espace privé en mettant en scène sa mort.

La mise en scène est laissé au jeune réalisateur qui, de son propre aveu a beaucoup hésité avant d’accepter la demande, qui évidemment venait de Thérèse!

Que voit-on? Des images et des paroles de Thérèse aux prises avec la difficulté du quotidien, intercalées avec des retrospectives de ce qu’auraient été ses vies passées.

C’est là que l’horreur survient. Certes le film est « émouvant », Thérèse y est magnifique, certes on est confronté au tabou du grand âge, mais le film est une suite de petites trahisons mièvres et bonbons à la rose, une pudibonderie mal placée.

D’abord parce qu’il recadre Thèrèse dans un milieu patriarcal, la famille, auquel elle a si longtemps essayé d’échapper, sans même évoquer le fait qu’elle voulait terminer ses jours aux Babayagas, maison auto-gérée qu’elle a monté de sa persévérance dans une perspective libertaire et féministe mais n’a pas pu rejoindre. Rien, nada.

Evidemment je pose la question au réalisateur après avoir visionné le film, dans la salle du Grutli à Genève. Il me répond « Ne ravivons pas la polémique ». Cela, c’est totalement anti Thérèsien, elle qui n’avait pas peur de monter au créneau (sur ce plan là, elle m’a tout appris: le sens de la formule, la ténacité, apprendre à ne pas avoir peur de l’adversité). Elle a par exemple montré son corps nu de femme âgée dans une perspective sensuelle et érotique dans un reportage « Insoumise à nu » et une série de photos. On mesure la différence de l’angle pris quand c’est une femme reporter qui tourne: elle laisse plus de liberté à Thérèse pour s’exprimer, elle ne cherche pas à aller farfouiller sous les formules militantes. Sébastien Lifschitz lui dit: je voulais montrer la femme ordinaire, dans son quotidien, je me méfie toujours de la politique et de « l’encartage ». Pourquoi enlever l’extraordinaire de la vie de Thèrèse? Pourquoi vouloir focaliser sur ses années de mariage et sa maternité?

Bref, il la recolle à la maison, mourante, et lui enlève ses ailes. Les ailes du désir, si joliment décrites dans les Invisibles se fanent. Ce qu’elle aurait peut-être voulu, une vision radicale de la mort, une éradication du privé et du tabou de la mort, n’est qu’effleuré. Elle aurait voulu être filmée jusqu’au bout et ne l’a pas été: aurait-elle aussi voulu avec insistance autre chose, que nous ne saurons jamais? Clément Graminées parle de rendez-vous manqué  et d’excès de pudeur de la part du réalisateur. Un excès de pudeur  qui selon moi sape la vision radicale de cet icône du féminisme et lui coupe l’herbe sous le pied.

A la fin du film comme au début, nous avons deux hommes sur la scène, un qui a reçu le prestigieux Queer Palm et l’autre qui dirige le festival. Ils prennent la parole et la lâchent difficilement, même quand ils la déclarent d’emblée dédiée aux questions de la salle.

 

Deux hommes donc, parlent sur « Thèrèse », l’un qui dit l’avoir connue pendant mai 68 (elle qui a toujours dit qu’elle avait loupé le train de mai 68) et l’autre qui décrit sa dignité, son courage face à la souffrance, des thèmes quasi religieux et oppressifs quand il s’agit de reléguer les femmes dans le mystère de la création divine.  Je suis bouleversée, et comme personne ne lève la main je reprend le micro, et c’est là qu’on me coupe la parole, m’intimant de revenir discuter à la fin avec les deux hommes dans le cadre d’une discussion privée. A la fin, un jeune homme vient me voir, et s’excuse: « Ils vous ont coupé la parole, et pourtant ce que vous disiez était intéressant. »

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Heureusement pour le film, heureusement pour Thérèse, ses enfants et petits enfants , filles comme garçons, lui rendent justice, et remettent sur le tapis la transition de sa vie de maman bourgeoise catholique vers sa vie de militante féministe, devenue lesbienne par « choix politique », échappant à la famille de ses parents par le mariage, à la famille de son mari  par la fréquentation des pères humanistes de l’église, et goûtant par leur entremise au frais parfum de la rébellion qui restera le sien, jusqu’au bout.

 

Capture d’écran 2016-06-05 à 14.11.23

 

 

 

 

 

8 commentaires sur “Les vies de Thérèse : une trahison?

  1. Arrêtez de vilipender sa famille qui a dû faire face à la fatigue de leur mère et leur grand-mère, à l’incessant défilé des amis et autres journalistes plus ou moins respectueux dans les derniers moments, sans parler du fait, qu’elle, elle en avait un autre combat à mener. Celui d’embrasser sa mort dans la sérénité.
    C’est bien de penser à sa mémoire. En effet, c’est important. Mais justement, vous qui connaissez Thérèse… laissez la libre et fouttre lui la paix. Tous…!

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    • Bonjour, le but de l’article n’était pas de vilipender sa famille. Si vous lisez bien jusqu’au bout, je termine en disant qu’heureusement ils et elles sont là pour parler de Thérèse! Je suis désolée si je vous ai blessé ou blessée. Je suis bien désolée d’apprendre que ses derniers moments n’ont pas été respectés (ce que le film ne donne pas à voir). Bonne journée.

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  2. Vous ne valez pas mieux que « ces journalistes plus ou moins respectueux » cités dans un des commentaires. Thérèse, la féministe n’est pas éternelle. Oui, moi aussi ça m’a fait un choc de l’admettre. Cette grand-mère que j’aimais tant n’était plus cette dame charismatique que l’on voyait de temps en temps dans les médias. Le poil hirsute, la gueule fatiguée, les bras amaigris : ouais, moi aussi j’ai pris une grosse baffe quand je l’ai vu comme ça. C’est pas parce qu’on est une militante acharnée qu’on est exempt de se choper un cancer mal logé, mal avalé : un cancer de l’œsophage. C’est pas parce qu’on s’appelle Thérèse qu’on meurt sur scène en se prenant pour Molière. Les belles paroles politiques qui parlent de philosophie et des grandes théories ne valent plus rien quand on sait que le Seigneur Dieu a décidé de résilier le bail. N’allez pas croire que je sois du genre croyante : je suis la petite fille de Thérèse quand-même ! Pour le coup, je sais de quoi je parle. Et vous, vous ne savez rien. Vous ne savez pas comme il est difficile d’accompagner sa vieille tous les jours en attendant la mort, harcelée par des journalistes en tout genre. « Comment ça on peut pas lui parler ? Ecoutez, je pense qu’il faudrait qu’on lui demande son avis d’abord ! », nous disaient-ils avec mépris et sans comprendre. Un peu comme vous quoi. Ben ouais, Thérèse est refourguée dans son lit, moche et fatiguée comme une vieille qui va claquer. Vous pensiez qu’elle danserait le jour de sa mort ? Vous pensiez qu’on la filmerait entrain de s’étouffer avec cette saloperie de tumeur coincé au fond de la gorge ? Et c’est Sébastien qui fait du voyeurisme ? Le pauvre en aurait chopé pour 10 ans de taule, au moins ! Non, même quand on s’appelle Thérèse, la mort c’est pas beau, ça rend moche, ça fait peur, ça nous dérange, ça vous dérange aussi il semblerait. Sauf que quand on s’appelle Thérèse, on n’a pas le droit de mourir. Et si on meurt, faut que ce soit spectaculaire, évidemment. Comme si c’était simple d’accompagner sa grand-mère ou sa mère quand on est sans cesse envahit de « copines féministes » qui squattent sans arrêt notre temps en famille, supposé privilégié. On nous a volé notre Thérèse. On m’a piqué ma grand-mère. Sébastien a fait comme il a pu dans une situation de tension permanente entre une vieille dame exténuée et proche de la mort (mais qui veut quand même se faire filmer) et des femmes qui sont incapables de comprendre qu’elles sont de trop, même quant on leur a dit plusieurs fois ; tout cela avec une famille brisée et affaiblit qui sait plus quoi faire, plus quoi dire et qui commence à s’engueuler et se faire des reproches un peu trop souvent.
    Et puis, si ce film ne vous plait pas, allez en faire un vous-même ! Pas sûr qu’il me plaise cependant. Parce que voilà, depuis que notre bonne Thérèse est partie, yen a tire larigot des journalistes, des militants qui s’autoproclament biographes de Thérèse (et je ne fais absolument pas allusion à Danielle Michel-Chich ici). Tout d’un coup, toute une tripotée de nanas a connu Thérèse, devient son avocate, sa défenseuse, son porte parole et sait mieux que tout le monde. Donc, à toute ces nanas (dont vous faites partie) qui me disent des « y’avais qu’à … » ; « fallait que… » et qui se permettent d’ajouter « et Thérèse aurait été d’accord avec moi », laissez moi vous dire tout simplement : vous ne savez rien. Absolument rien du tout.

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    • Chère Pétronille, ce texte n’est que mon avis et comme vous le dites je ne sais pas, je n’étais pas là. Je ne peux que commenter ce film, qui ressemble tellement peu, dans l’angle qu’il prend – et c’est uniquement cela l’objet de ma critique, à celle que j’ai connu un si bref instant, que je prends la plume. Il n’est pas féministe dans son essence, il est complètement élitiste et petit bourgeois. Il n’est d’ailleurs pour le coup et d’après les informations que vous livrez pas réaliste, s’il n’effleure pas même les disputes et le remue ménage des visiteurs et visiteuses éconduites. Je suis désolée si cela vous blesse autant, telle n’était pas mon intention, et oui, on vous pique un peu « votre » Thérèse…

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  3. Mon amie Agnès fille de Thérèse ne parvient pas à poster de commentaire, son point de vue mesuré et brodé au petit point (tournure de style elle ne sait pas coudre un bouton car sa mère Thérèse lui a juste appris à vérifier qu’aucun petit os ne manque dans la petite passoire suite à l’avortement fait sur la table de leur cuisine, et aussi faire des bouffes pour 15 potes qui déboulent à l’improviste mais la couture et la broderie non…). Comment faire?

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  4. Madame Mammouth, permettez-moi de vous citer : « …Bref, il [Sébastien Lifshitz] la recolle à la maison, [Thérèse ] mourante et lui enlève les ailes… »

    Je trouve votre billet assez désagréable et pas gentil et il est, en outre, méprisant. Je suis Agnès Fonbonne, l’un des quatre enfants de Thérèse Clerc et voyez-vous, « recoller » Thérèse à la maison, alors qu’elle est en phase terminale d’un cancer de l’œsophage, d’une détérioration majeure du foie, avec une perte de poids vertigineuse et qu’elle ne peut quasiment plus marcher, alors qu’elle a 89 ans, …« la maison », c’est…. comment vous dire… un peu le dernier rivage, non ? Sa maison, c’est cette plage-là qu’elle a choisie pour s’y coucher, et nous, ses 4 enfants, avons respecté et accueilli ce choix, et nous l’avons accompagnée 24 heures sur 24 pendant 3 mois, jusqu’au bout de cette langue de sable, tout doucement, jusqu’à ce que mort s’en suive, afin qu’elle soit enfin libre (libérée?).

    Pensez-vous qu’une Femme, fut-elle Thérèse Clerc, ait pu se faire filmer sur ses deux jambes, debout comme jamais, dans cet état de mort imminente, que très très peu, et surtout pas vous, ont partagé ? Sébastien Lifshitz a fait ce qu’il a pu, c’est à dire avec très peu de matériel et d’images, afin de respecter au plus près le rythme des dernières heures de Thérèse. Ce film lui a presque été imposé alors qu’elle avait encore un peu de forces. Il a accepté la proposition, gêné, mal à l’aise, sans savoir ce qu’il pourrait faire, (comment dire non à Thérèse dans ces conditions ?) mais après le tournage des Invisibles, il ne pouvait que se lancer dans l’aventure, comme un dernier cadeau empoisonné et ce fut suffisamment difficile comme cela. Elle souhaitait qu’on filme sa mort, ses dernières semaines, parce que c’est un sujet qu’on n’aborde très peu et souvent très mal et son choix a été respecté.

    Il existe des kilomètres d’images, de films, de rushs, d’émissions de télévision, d’entretiens audio sur notre mère, qui montrent son parcours, ses vies, ses combats, ses succès, ses dualités et ses disgrâces. Les images de Sébastien, dans ce cadre contextuel si hors du temps, s’étalent en douceur, intimistes presque touchées par le zen, mais elles survolent aussi ce parcours de résistante, avec rigueur, élégance et humour, avec un cadrage et une lumière à tomber, ce qui ne gâche rien. La situation et la demande de Thérèse étaient on ne peut plus extra-ordinaires, exceptionnelles, vous en conviendrez. Qu’auriez-vous voulu de plus pour signer cette fin de vie ? Une mort en direct, avec larmes, râles, étouffements et hoquets..? J’ose penser que vous plaisantez…

    Thérèse est devenue une icône, mais avant cela, c’était une femme de chair et de sang (certains/aines s’en souviennent encore..) et c’était une mère. La nôtre, avant des dizaines d’autres, car nous n’étions pas les seuls… Thérèse avait énormément d’enfants putatifs. Mais nous sommes ses 4 seuls enfants légitimes, car nous étions là avant. Ce qui a été filmé et qui montre cette intimité, ô combien émouvante de fin de vie, est un patrimoine unique pour nous et ses petits-enfants et son arrière petit fils et pour toutes celles et ceux, très nombreux/ses, qui ont, eux aussi, aimé Thérèse et ont appris, grandi, évolué à son contact… Il semble que cette transmission ne vous soit pas parvenue ou que vous ayez loupé des détails. Rappelez-moi, vous l’avez croisée, 3 heures, 1 week-end, 3 jours , le temps d’une crêpe ?…. Nous c’est depuis sa vie entière.

    Sur votre blog, dans une réponse à un commentaire, vous dites : « Il [le film ] n’est pas féministe dans son essence, il est complètement élitiste et petit bourgeois. »

    Pourquoi diable, Sébastien Lifshitz devait-il faire un film féministe, en filmant une vieille dame, certes féministe, au seuil de sa mort, qui voulait juste montrer, à sa façon, ce que mourir signifie ? En quoi filmer la fin de Thérèse devait-il être un acte féministe ? Thérèse n’a pas demandé à ce que son agonie soit un film « féministe par essence » et Sébastien Lifshitz n’a pas non plus senti que sa mission devrait incarner celle d’un réalisateur, qui filmerait le féminisme « par essence » ! Je pense que vous vous perdez par excès de zèle, dans un discours pseudo-féministe, revendicatif et mal fagoté, qui confond militantisme, humanité et idolâtrie. Vous tentez de tirer la couverture à vous, afin de la sucer comme un doudou succulent. Thérèse n’était pas un bonbon…

    Par ailleurs, l’élitisme et la petite bourgeoisie,dont vous qualifiez l’œuvre de Sébastien Lifshitz, sont très exactement les termes que le Thérèse Bashing utilise pour désigner son intense travail durant toute sa vie. La mémoire de Thérèse, sa médiatisation, l’héritage qu’elle laisse et l’hommage que tous lui rendent, viennent prouver à quel point un élitisme petit bourgeois de la sorte, n’est qu’un concept, échappé de la bouche de rageux.

    Vous avez perdu une déesse. Nous avons perdu notre mère.

    Agnès Fonbonne
    le 8 juin 2016

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    • Voilà, vous n’étiez pas bloquée comme vous l’avez écrit sur Facebook: il fallait juste envoyer votre commentaire.
      Vous confondez deux choses: l’angle du film public (celui que je critique) et ce qui s’est passé en privé (que je ne critique pas car je n’étais pas là). Je ne critique pas le fait que Thérèse soit morte à la maison, renseignements pris elle a en définitive refusé de rejoindre les Babayagas, je critique l’angle du film. Par ailleurs j’émets un avis, qui vous déplait, et je vous laisse un droit de réponse. Par contre vous et votre petite fille usez de termes très insultants… Dommage.

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