Le Masque

Au début, je le prenais pour sortir. Juste pour sortir. Chez moi c’était un cocon tendre, un peu flasque, que je suspendais au porte manteau. Une matière gélatineuse, qui épouserai les contours des mes orbites, de mon nez, s’accrochant comme par un aimant aux aspects saillants de mon visage.

Parce que dehors, il ne faut pas montrer ses émotions. On sait qu’elles existent, qu’elles s’allument et vrombissent comme des essaims d’abeilles dans notre esprit, mais l’esprit du temps lui, est au ton mesuré, au léger sourire accroché à un pas méditatif, oui la pleine conscience souriante voilà ce qui marche, dehors. Pour avoir un job, pour se marier, pour avoir des relations amicales et séduire dans les clubs de sport ou en politique, on se doit d’être diplomate, d’avoir le sens de la mesure en toute choses, et moi, je n’ai jamais su. Voulu ça oui, j’aurais voulu me fondre dans la masse, que l’on m’accepte et me dorlote, mais tout mon être vibre d’une colère qui ne peut être désormais contenue que par mon avatar.

Un jour sur Instagram, j’ai vu la photo d’une fille trop cool. Les cheveux blonds, le regard bleu jade levé vers le ciel, et une couronne de fleur qui ceignait sa tête, comme une ange-déesse tombée du ciel. Elle se promenait les seins nus, avec des slogans peints en noir sur sa blanche peau veloutée de jeune fille. Parfois, on la voyait avec une tronçonneuse qui débite des rondins de croix orthodoxes. Dans toutes ces apparitions, elle a l’air de rester calme, de maîtriser ses affects et de ne donner sens qu’à ses actes. Tout comme le pantouflard devant l’écran éructant ses fantasmes, l’œil vide, calme et résolu, le masque facial donne le change, envoie la pantomine d’un être appliqué et concentré sur sa besogne.

J’ai pensé voilà ce qu’il me faut pour réussir, dehors. Une semaine plus tard, j’ai reçu mon avatar par la poste. J’ai ouvert le paquet, bien ficelé de liens blancs qu’il m’a fallu couper au cutter. Pour finir, un boitier blanc et très lisse frappé d’un fruit stylisé en argent entourait un truc flasque et mou. Cela n’avait ni forme, ni goût, ni couleur. C’était une masse invisible quelque peu gélatineuse, qui adoptait instantanément la couleur de la surface sur laquelle elle était posée.

Le mode d’emploi comportait quelques explications lacunaires autour du logo. Le tout dispensé sur un papier glabre et glacé d’une blancheur éblouissante. Il fallait porter ce masque à l’extérieur uniquement et ne jamais, jamais le prêter sous peine d’en abîmer le mécanisme d’adaptation extrêmement sensible aux ondes neurologiques. « Vous venez de recevoir votre avatar. Désormais cet objet, qui tient lieu de poche à votre visage pourra vous permettre de contrôler votre masque émotif, vous rendant invulnérable. Vous serez désormais toujours Zen et efficace pour votre entourage. Posez simplement votre avatar sur votre visage, il est conçu pour se connecter tout seul en s’infiltrant progressivement par les orifices de votre visage jusqu’aux connections intimes de votre cerveau. La substance gélatineuse va progressivement constituer une mémoire de votre configuration neurologique et cognitive, et transmettre ces informations en surfaces pour limiter les apparitions trop visibles lors de vos pics émotifs. Dans un deuxième temps, une fois cette première phase d’adaptation réalisée, la substance enverra des micro fils tisser leur toile dans tous les canaux de votre corps, à commencer par les intestin, puis les réseaux sanguins et lymphatiques. Quand cette phase sera terminée, vous serez véritablement en harmonie interconnectée avec votre avatar. Vos interlocutrices et interlocuteurs auront donc en permanence devant eux l’image d’une personnalité équilibrée, maîtrisant ses émotions et ses interactions sociales, ce qui vous permettra de mener vos études, vos missions et vos travaux avec une chance de réussite inespérée. »

« 80% de nos communications sont du domaine non verbal, et il existe des personnes qui ne savent comment se conduire pour être en adéquation avec leurs objectifs de vie. L’avatar leur permet de pallier à cet inconvénient, en assouplissant les traits du visage et en annulant les marques émotives intempestives qui apparaitraient sur le visage dès l’envoi des informations depuis le cerveau. La seule partie pénible du processus est vécue pendant le rituel d’accommodation, des sensations d’étouffements, de difficultés à respirer, des maux d’estomac pouvant surgir dans seulement 95% des cas, de manière très transitoire. De rares cas d’allergies ont également été signalés. L’avatar se détache de lui même automatiquement lorsqu’il détecte un danger de cet ordre et tombe au sol. »

Il y avait un petit rituel dit « d’accommodation ». Cela consistait à s’isoler dans une pièce absolument sombre, sans bruit, sans personne à proximité, et dans le plus grand secret, poser l’avatar sur la peau de son visage, et étaler délicatement du bout des doigts par petite touches la matière fraîche jusqu’au cou.

Je l’ai fait, et j’ai attendu les effets. Rien, rien ne s’est passé. J’ai été la proie d’une colère très intense, j’ai bondi et j’ai couru vers le miroir de la salle de bain. Là, un visage parfaitement calme, serein me regardait, avec une certaine ironie dédaigneuse pour ce qui se passait dans mon cœur, qui battait le chamboulement de la rébellion.

J’ai failli m’évanouir. J’ai pensé que je n’étais plus moi. Lentement mon cœur s’est calmé, j’ai pris mes affaires et j’ai poussé la porte pour aller voir dehors.

C’était magnifique. Les gens me regardaient au fond des yeux, ils écoutaient ce que je disais. En réunion mes projets passaient, il me suffisait de regarde et de lancer mes regards absolument P-E-N-E-T-R-A-N-T-S pour convaincre mon auditoire. J’ai eu promotion sur promotion rapidement et j’ai grimpé un à un les échelons du pouvoir.

Le soir, je rentrais, je posais mon avatar, et je pouvais être moi même. Sans effort, tout simplement, le dehors et le dedans s’emboîtaient sans efforts apparents, finie cette interminable lutte entre mes valeurs et ma conduite. Chez moi je pouvais rire, hurler pleurer et dire ce que j’avais sur le cœur, et dehors je portais mon bouclier émotif en jouissant de la conquête du pouvoir.

Jusqu’à ce jour fatidique. De retour chez moi, j’ai posé mon avatar dans mon coffre-fort. L’idée de le perdre m’obsède de plus en plus, je dois constamment vérifier sa présence, lorsqu’il n’est pas sur moi.

On ne m’attendait pas. Ma meilleure moitié était devant une série télévisée, avec un T-shirt marron sur lequel était écrit en jaune « la vida del sofa ». Les enfants ne me voyaient pas. Illes jouaient ensemble, très concentré-e-s, en s’invectivant d’attaques pokémon.

J’ai lancé « Bonjour », mais le son est tombé dans le silence de la réponse. J’étais comme invisible. Une grande fatigue est tombée sur moi soudain, à l’idée de me rendre dans la cuisine. Depuis dix ans, deux repas par jours, mettre la table et débarrasser, pendant que la maisonnée s’amuse. Deux fois deux heures par jour, pendant dix ans. Parfois on « m’aide ». C’est gentil de m’aider, en général on ne suit pas mes consignes, comme si ces dix ans de compétences accumulées ne valaient rien. D’ailleurs ma meilleure moitié est d’avis que la plupart du temps, je me complique la vie avec pas grand chose. Dix ans de demandes réitérées, d’appels au secours, de larmes, de crises. Soudain il m’apparaît impossible de contenir une rage furieuse qui remonte le long de mes bras, court dans mes jambes, bécote de chair de poule ma peau. J’entre dans la cuisine, j’ouvre avec fracas un placard. Personne n’a vu, personne ne me regarde, le sens de ce personne explose dans mon coeur. Qui sont ces gens qui vivent avec moi? Est-ce vraiment chez moi ici? J’ai comme l’impression d’avoir déjà vu ça il y a longtemps.

Je vois une pile d’assiette et j’entonne la chanson de Pierre Perret « Savez-vous casser la vaisselle ». Ma meilleure moitié me rejoint et me dit « Tu sais comment ça c’est terminée la dernière fois où tu as fait cela. ». Une ambulance, l’hôpital, la camisole chimique. Je sais bien oui qu’après ce jour là j’ai aussi décidé de ressembler à cette jeune femme blonde, couronnée de fleurs, maniant la tronçonneuse avec un calme « Gougesque » et un sex appeal non moins affriolant.

Je ne veux pas ça. Je ne suis pas comme ça. La rage fait blêmir et trembler mes joues. Ma meilleure moitié sort de la cuisine, une bière dégoupillée à la main.

Je ne comprends pas ce qui se passe. Je croyais qu’ici c’était chez moi, que je pouvais être moi, et je ne le suis pas.

J’ai deux solutions. L’avatar, ou l’avatar pour sortir de cette impasse. Un divorce, une séparation me précipiterai dans la précarité. Sans compter que les repas, il faudrait toujours les préparer, dans une cuisine moins bien équipée, avec moins d’argent.

Tout d’un coup le dehors m’apparaît comme un lieu libératoire. Si je pouvais ne plus sortir de dehors, là où je peux me promener avec mon avatar en toutes circonstances… Il me protège désormais. Il aplanit pour moi les obstacles.

Je peux le porter dedans, aussi, mais c’est contre indiqué. L’avatar n’est pas capable de résister à la charge décuplée des impulsions du dedans, et il lui faut un temps de récupération pour reconstituer ses circuits biologiques. En plus, une fois que l’avatar a creusé ses tunnels dans la chair de notre écosystème pour y tisser sa toile, on ne peut plus rester plus de 12 heures sans le porter. Sinon on a l’impression que des milliers de chenilles tracent leurs chemins à coup de fines dents acérées, des asticots vrillés et frénétiques qui se tortillent dans les intestins, le cerveau enflammé et douloureux… Non, ce truc, une fois que vous y avez gouté, vous ne pouvez plus vous arrêter.

Deux semaines plus tard, j’avais réglé le problème. Quand la porte a sonné, un mercredi matin, et s’est ouvert sur le visage brillant d’espoir d’une jeune personne roumaine j’ai ressenti un soulagement intense. Elle a été un peu effrayée par le paquet gélatineux que je lui ai tendu, c’est vrai qu’il ressemblait à un tas de viscères, ou de couleuvres se tordant nues au soleil. Vous verrez, lui ai-je dit, on s’y fait si bien et si vite. Il y a un rituel d’accommodation un peu difficile, mais ensuite c’est comme une seconde peau, que vous pouvez porter en permanence. Je lui ai tendu l’avatar que j’avais reçu le matin même, en prenant soin d’enlever le mode d’emploi. Elle est entrée dans la pièce sombre, effrayée. Elle en est sortie heureuse et efficace.

3 commentaires sur “Le Masque

  1. Je vais vous surprendre sans doute. John Stoltenberg, un des premiers à déconstruire la virilité, qui a écrit REFUSER D.ETRE UN MALE et PEUT.ON ETRE UN HOMME SANS FAIRE LE MALE, décrit exactement la virilité comme un masque de ‘vrai homme’ qui vous empêche de vivre votre vrai moi en relation avec d’autres humains. Et que le masculin se réduit à ce masque, il n’y a aucune identité, aucun vécu spécifique sans ce masque qui dit ‘je suis presque un grand dominateur, je suis capable d’agresser(du mépris au viol) des êtres plus bas que moi et je dois faire un effort car d’autres sont meilleurs à ce jeu et cela me terrorise… ». J’en parlerai un jour sur mon nouveau blog…
    Et votre texte me surprend donc. Votre masque a un tel effet aussi – un peu, mais il sert à vivre bien en tant que dominée. Votre vrai moi est la colère. Et l’empathie par ailleurs. Non ?
    A part celà, vos mots vous font une belle plume à mes yeux.

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    • Cher Chester, j’ai lu tout comme vous Stoltenberg (et Léo Thiers Vidal), mais je n’avais pas pensé à cette relation. Il est vrai que ce masque coupe l’empathie, ne permet pas l’empathie, et ce même entre « opprimées » puisque la femme de la nouvelle refile le masque à son employée, en le rendant au passage encore un peu plus contraignant. Le masque sert à supporter la servitude, il ne résoud donc absolument rien, c’est un objet connecté inversé vers l’intérieur qui annihile toute possibilité de changement. Au contraire, la colère orientée de manière positive permettrait un passge ultérieur à l’empathie, selon moi. La colère peut être une force de changement positif. Faire semblant d’être positif par contre me semble être une véritable bombe à retardement.
      Ce serait pas mal de faire une nouvelle avec le masque porté par un homme selon la description que vous faites. Que lui permettrait-il d’endurer?

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